Après avoir rappelé la généalogie théorique de la sémiotique, entre linguistique, anthropologie et phénoménologie, nous souhaitons mettre en évidence les propriétés de la sémiotique post-greimassienne en montrant que la « signification en acte », son objet, implique simultanément la saisie des formants, leur structuration, leur énonciation, leur mise en perspective, leurs implications dans le champ social et leurs enjeux anthropologiques. Nous nous appuyons sur deux exemples, l’un textuel, l’autre lexical. Le premier aura pour objet une lecture sémiotique transversale d’un texte de Victor Hugo, « L’archipel de la Manche », prologue de son roman
After recalling the theoretical genealogy of semiotics, between linguistics, anthropology and phenomenology, we would like to highlight the properties of post-Greimassian semiotics by showing that "signification in act", its object, simultaneously involves the capture of formants, their structuring, their enunciation, their putting into perspective, their implications in the social field and their anthropological stakes. We rely on two examples, one textual, the other lexical. The first is a transversal semiotic reading of a text by Victor Hugo, "L'archipel de la Manche", the prologue to his novel
Je remercie chaleureusement de leur invitation les organisateurs de ce cycle de conférences, ainsi que les responsables du vaste réseau international des dix grandes associations réunies autour de ce projet magnifique d’échange scientifique à distance – imposé par les circonstances tragiques de la pandémie. Je remarque immédiatement le trait isotopant de ces associations :
Ces racines linguistiques de la sémiotique constitueront le premier point de mon exposé. Et je m’appuierai, pour les développer et en montrer l’histoire, sur un texte récent de François Rastier, intitulé précisément « Greimas et la linguistique ». A partir de là, sans prétendre bâtir une histoire de la sémiotique post-greimassienne, ce qui serait trop ambitieux et irréaliste dans ce contexte, je voudrais esquisser les implications théoriques au sein de notre discipline de ce qu’on a appelé, à partir du début des années 1990, le « tournant phénoménologique » : et j’évoquerai brièvement les cinq principales voies de développement de la sémiotique post-structurale, comme les cinq doigts de la main, que j’appellerai les cinq doigts de la sémiose.
Ces matériaux théoriques sont plus ou moins divergents. Mais j’ai la conviction que nous pourrions envisager avec bonheur, en prenant un peu de recul, leur convergence dans un même ensemble conceptuel et méthodologique tant ils sont liés, comme vous allez le voir, par des relations de parenté épistémique. Sur cette base, en tout cas, j’aborderai la seconde séquence de cet exposé, celle des champs d’exercice sémiotique. Et j’en retiendrai deux : le champ textuel et le champ lexical.
Le premier nous conduira, à partir d’un texte de Victor Hugo, à situer l’apport possible de la sémiotique du discours à la théorie littéraire aujourd’hui. Je parlerai du prologue de son grand roman de 1866,
Le second champ d’exercice, centré sur un modeste objet lexical, le déictique personnel « nous », nous ouvrira les portes qui conduisent de l’inscription grammaticale dans la langue à l’ouverture sémantique, thématique et syntaxique – au sens narratif du terme –, et de celle-ci aux implications socio-anthropologiques et philosophiques que les rapports complexes entre « nous » et « les autres » induisent. Je prendrai alors appui sur le texte ultime (encore à paraître) de notre ami Paolo Fabbri, grand sémioticien italien, ami d’Umberto Eco, et dont la créativité intellectuelle a, pour une large part, donné son élan à la si riche école sémiotique italienne contemporaine. Ce texte, intitulé « Les identités collectives », nous permettra d’interroger les voies de passage, nombreuses, mais si étroites qu’on ne les aperçoit pas toujours, entre la forme langagière et les politiques de l’altérité qu’elle induit. C’est pourquoi j’ai souhaité placer cette conférence sous le signe d’un hommage à Paolo Fabbri, disparu le 2 juin 2020, dans sa ville natale de Rimini.
Ces deux études, textuelle et lexicale, nous conduiront ainsi vers quelques unes des orientations de recherche les plus contemporaines en sémiotique, que l’on qualifie parfois d’« ethnosémiotique » ou, plus largement, d’« anthropo-sémiotique », ainsi que celles qui conduisent, à travers la confrontation des
Je parle donc de sémiotique. En réalité, comme souvent dans les spécialités des sciences humaines, cette discipline est multiple, et on devrait mettre ce nom au pluriel : la sémiotique étant constituée de plusieurs paradigmes théoriques, il y a
Cette épistémè sémiotique, active, toujours questionnée et discutée, donne lieu régulièrement à d’importantes publications, comme les trois volumes de la revue mexicaine de l’université de Puebla,
En 2017, l’
Ayant par ailleurs produit son œuvre propre en « sémantique interprétative » et en « sémantique du corpus », Rastier est bien placé pour raconter cette aventure théorique et le passage d’un continent à l’autre – du linguistique au sémiotique. Son récit, toutefois, comme tout récit historique, est soumis à la loi irréductible de la
Mais résumons tout d’abord sa thèse. Il distingue plusieurs séquences : après le travail du lexicologue est venu celui du sémanticien. Celui-ci, à travers l’analyse sémique, a su appréhender d’un seul tenant la dimension infra-lexicale, celle de la composition sémique interne à l’enveloppe du mot, et la dimension extra-lexicale qui, par les classèmes et l’invention du concept d’isotopie, envisage l’expansion textuelle du sens et ouvre la réflexion à son architecture discursive : celle de la narrativité. C’est ainsi que, pour Greimas, comme l’écrit François Rastier, « la sémiotique est une généralisation de la sémantique et revêt tous les caractères d’une sémantique générale. » (2019, p. 206)
Or, c’est là que se produit la fêlure qui, selon Rastier, conduira à la rupture. Car Greimas introduit ensuite un « niveau sémiotique » opposable au « niveau linguistique », détachant alors celle-ci de celle-là. Ce détachement est radical, parce que le niveau sémiotique s’affirme comme transversal à tout système de signes, aussi bien non-verbaux que verbaux. Et le fossé se creuse encore lorsque Greimas propose d’inscrire l’économie globale du sémiotique dans un « parcours génératif de la signification ». Affirmant le caractère irrémédiable de la séparation, Rastier décrit ainsi ce « parcours génératif » :
L’espace entre niveau sémiotique et langages, entre structures profondes et structures de surface, sera comblé par un métalangage. A chaque niveau de profondeur correspond un de ses dialectes, et les transcodages entre ses dialectes miment une générativité et rendent compte des étapes de l’énonciation. (2019, p. 208)
Or, c’est cette focalisation même sur l’architecture du seul plan du contenu des langages qui détermine la distance prise avec la tradition linguistique saussurienne : le parcours génératif ignore le plan de l’expression, le signifiant, ou plutôt il semble effacer la relation décisive entre les deux plans, et il suspend ainsi la
En fondant la sémiotique sur une théorie du sens et non de la
Du seul fait que le sens ne saurait être appréhendé en dehors de ses formes d’expression, c’est bien la
Sa critique est très forte en ce qui concerne cette évacuation de l’expression, comprise à travers ses deux sémèmes liés : celui de « plan de l’expression », c’est-à-dire « signifiant », et celui d’« acte d’expression », c’est-à-dire énonciation et expressivité. Et je partage volontiers sa critique de l’obligation où s’est trouvé Greimas d’adosser, sous couvert d’objectivation, le produit descriptif du parcours génératif à un méta-sujet transcendantal. Sujet innommé, occulté, voire occulte, et responsable néanmoins d’une autonomie apparente des modèles dans leur idéalité.
Cette critique, néanmoins, me paraît critiquable en ce qu’elle ne prend pas en compte le caractère évolutif de la théorie, constamment affirmé par Greimas, qu’il considérait toujours comme un « work in progress ». Et surtout, elle est critiquable à mes yeux en ce qu’elle sous-estime la prise en compte du plan de l’expression dans ses deux valences évoquées à l’instant (signifiant d’un objet d’une part, et expressivité d’un sujet de l’autre). Prise en compte qui s’est, de fait, réalisée à l’intérieur de ce « tournant phénoménologique » de la sémiotique dont je parlais en commençant. D’où le deuxième point de mon exposé, que j’ai intitulé « les cinq doigts de la sémiose ».
Les discussions spéculatives sur les niveaux épistémologique et théorique abondent en sémiotique, et sont absolument nécessaires : elles déterminent les lignes de partage des eaux interdisciplinaires. Celles-ci ne concernent d’ailleurs pas seulement la relation entre linguistique, pragmatique et sémiotique, mais aussi celle qui sépare cette dernière de la logique et de la philosophie, ou encore de la théorie littéraire et de celle des arts, ou plus encore du cognitivisme contemporain. L’événement qu’a constitué le « tournant phénoménologique » fait partie de cette histoire, et l’interface entre les deux domaines est encore largement objet de débat. Je pense notamment à la synthèse à ce sujet que propose Jean-François Bordron dans un article intitulé « Phénoménologie et sémiotique : théories de la signification », publié par les
Mais il est un autre aspect propre à la sémiotique du discours : sa dimension méthodologique elle-même, déterminant à la fois les
Nous venons par exemple d’achever, avec le sémioticien politiste Juan Alonso, une étude sur le « discours social de la fin de vie », tel qu’il est porté par des « Établissements d’Hébergement de Personnes Âgées et Dépendantes », les EHPAD, nom étrange donné en France aux maisons de retraite médicalisées. Cet univers de discours est un révélateur anthropologique des représentations du vieillissement dans nos sociétés actuelles. Son importance sociétale a été brusquement mise en lumière, ou elle s’est du moins médiatiquement accrue, avec l’impressionnante mortalité des personnes âgées dans ces EHPAD, de plus confinées et séparées de leurs familles du fait de la Covid 19. Or, cette analyse sémiotique nous a appris que le point nodal des discours concernant la fin de vie était le statut de la personne, curieusement estompé dans les textes. Cela en soi n’est pas très inattendu. Mais l’analyse nous a conduit à décliner les avatars de la personne à différents niveaux : le sujet grammatical, le sujet narratif, le sujet sensible – perceptif et affectif –, le sujet éthique et, finalement, le sujet ontique. Et à montrer la congruence d’une modulation affectant le sujet à ces différents niveaux : sujet non pas augmenté mais diminué, instance discursive démodalisée, sujet filtré par les simulacres passionnels, sujet altéré de la sensibilité, et même sujet transformé en produit financier dans les EHPAD privés (avec des slogans aux actionnaires qu’on pourrait paraphraser ainsi : « investissez dans ce domaine porteur, des vieux, il y en aura toujours plus ! »). Les conclusions de l’étude concrète sont alors devenues pour nous l’introduction à une problématique plus générale et de plus longue portée, à caractère anthropo-sémiotique, qui demande à être développée et approfondie.
C’est dans cette perspective pratique, en ayant en ligne de mire des destinataires comme ceux de nos études concrètes, que j’aimerais vous présenter ce qui, à mes yeux, constitue les principales directions de recherche issues de la sémiotique structurale d’origine greimassienne. J’aurai donc, ce faisant, deux objectifs : un objectif didactique, qui consiste à présenter en quelques mots ces orientations à un public de non-spécialistes, comme par exemple des responsables de communication d’entreprises ou des cadres de gestion qui découvrent ce qu’est une approche sémiotique du discours. Et mon second objectif sera plus théorique puisqu’il s’agira de préparer le terrain à la discussion contradictoire annoncée avec les conclusions de Rastier concernant les raisons de la rupture du lien entre sémiotique et linguistique, et qui tournent autour de cette prise en compte du sensible, cette prise en compte de l’expression, issue de la phénoménologie. Discussion dont j’aimerais ensuite présenter les arguments sur pièce, à partir des deux objets annoncés en commençant : la textualisation chez Victor Hugo dans « L’Archipel de la Manche » et la lexicalisation du « nous ».
Depuis la disparition de Greimas en 1992, la communauté sémiotique qui se fonde sur les hypothèses qu’il a formulées et sur les démarches qu’il a élaborées se caractérise par une remarquable créativité conceptuelle.
C’est ainsi que, toutes issues de la sémiotique structurale d’origine greimassienne et globalement en cohérence avec ses principes fondateurs, cinq grandes directions de recherche se sont développées depuis le début des années 1990. Développées isolément et pour elles-mêmes dans un certain nombre d’ouvrages théoriques, s’ignorant du reste peu ou prou les unes les autres. De plus, elles n’ont pas été, à ma connaissance, mises en œuvre de façon distinctive dans des analyses concrètes de discours social, qu’il s’agisse de gestion d’image, d’identités de marque, de stratégies de positionnement, de discours médiatico-politique, d’algorithmique ou plus généralement des incidences de la révolution numérique sur les échanges langagiers dans le champ social. Or, indépendamment de la justification théorique qui se suffit à elle-même, ces orientations accompagnent néanmoins la praxis descriptive et analytique, de manière originale et pénétrante, tantôt par l’accent qu’elles permettent de mettre sur tel ou tel aspect de l’objet d’étude, tantôt par tel ou tel outil de méthode qui leur est propre, tantôt par le regard critique qu’elles autorisent. C’est cette convergence que je voudrais illustrer ici. Ces cinq directions de recherche sont bien connues au Brésil, je me permettrai seulement de les rappeler et de les mettre en relation les unes avec les autres sur la base de ce qu’elles cherchent toutes à articuler : la
On peut disposer cet ensemble sur un modèle général. Il apparaît en effet assez clairement que ces contributions s’inscrivent entre deux polarités théoriques : d’un côté, celles qui restent adossées au concept de structure et qui sont fondées sur le principe d’immanence (axe des abscisses), et de l’autre, celles qui, entendant pour certaines rompre avec ce principe et pour d’autres le redéfinir, sont davantage déterminées par la polarité sensible, perceptive et phénoménologique (axe des ordonnées) « tensivement » opposable à la précédente. Mais on pourrait monter, ce qui supposerait une étude approfondie des modélisations des unes et des autres, qu’on a le plus souvent affaire à un mixte de ces polarités. Le schéma tensif que je propose (Figure 1) montre ainsi qu’il n’y a pas de rupture théorique entre elles, mais plutôt des différences d’accent. Dès lors, si les divergences et les contradictions sont par nature productrices d’idées nouvelles, il n’empêche : un véritable dialogue entre ces orientations pourrait donner forme à une théorie générale à la fois synthétique par ses concepts et opérationnelle par ses analyses.
Comme il n’est pas possible de développer pour chacune de ces orientations une présentation tant soit peu élaborée, je me contenterai ici d’une « fiche d’identité » illustrée, autant que possible, par un exemple concret. L’ordre de présentation suit celui du tableau ci-dessus, en partant des propositions qui affichent la plus grande proximité avec les modèles d’origine structurale et qui en assument explicitement les principes (Fontanille, puis Zilberberg, etc.), pour nous diriger ensuite vers ceux où domine la saisie phénoménologique du sens (Coquet, Landowski, puis Bordron). Des voisinages se dessinent, des distances se creusent, mais bien évidemment, ceci est, comme toujours, une affaire de
La sémiotique des pratiques (Fontanille 2008) analyse le sens au delà de ce qu'il y a dans le texte-énoncé : il s’agit de sortir de l’enfermement qu’impliquait l’ancien slogan de Greimas : « hors du texte, point de salut ! » En sortir, tout en maintenant, d’élargissement en élargissement, le principe d’immanence : celui-ci sera alors reconstruit aux différents niveaux de l’analyse, déterminant le plan de pertinence indispensable à sa conduite. C’est ainsi que l’ouverture à ces plans successifs, se présupposant et s’articulant les uns avec les autres, conduit du signe au texte, du texte à l’objet, de l’objet à la scène pratique (ou à la situation), de celle-ci aux stratégies, et des stratégies aux formes de vie. L’ensemble est présenté comme un parcours génératif du plan de l’expression. Par exemple l’analyse d’une affiche publicitaire peut intégrer le support et ses objets (un mur, un magazine, un écran d’ordinateur, etc.), la scène pratique de visionnement (en promenade, en lecture, etc.), les stratégies persuasives dans lesquelles elle s’inscrit (une campagne par exemple, les positions de la concurrence), et les formes de vie qu’elle soutient – c’est-à-dire l’univers global d’identification et d’appartenance suggéré à partir de la mise en congruence des différentes dimensions signifiantes de l’objet d’étude en situation (dimensions figurative, modale, actantielle, aspectuelle, axiologique, etc.) et impliquant la manière d’être des sujets dans leur environnement, et leurs formes d’appartenance à un collectif.
Victor Hugo observe ainsi, autre exemple, que sur la petite île de Guernesey, « les journaux abondent » et il y voit la traduction d’un irrépressible instinct anglais. Il écrit : « Supposez une île déserte ; le lendemain de son arrivée, Robinson fait un journal, et Vendredi s’y abonne. » Voilà le passage du signe au texte, du texte à la stratégie et celle-ci à la forme de vie. Il en va de la même manière, mais plus largement, du statut de l’affiche sur Guernesey : « Affichage, écrit-il, illimité et colossal ». Il y en a partout, sur tous les supports, pour tous les objets, à travers toutes sortes de traitement. « Guernesey, à cette heure, poursuit-il, a plus d’affiches que toute la France. » Et voici la forme de vie qui en résulte. Il écrit : « De cette publicité sort la Vie. Vie de la pensée très souvent, avec des résultats inattendus, nivelant la population par l’habitude de lire, qui produit la dignité des manières. » Et il prolonge l’argument par un exemple : « Vous causez sur la route de Saint-Hélier ou de Saint-Pierre-Port [les capitales de Jersey et de Guernesey] avec un passant irréprochable (...) vous parlant de John Brown et s’informant de Garibaldi. C’est un révérend ? point. C’est un bouvier. » (Hugo 1866-1883, 59-60) Rappelons que le « bouvier » c’est un paysan qui garde et qui conduit les bœufs de labour. Incontestable forme de vie donc, caractéristique de cette collectivité d’appartenance!
La sémiotique tensive (Zilberberg 2006) travaille sur le graduel, le continu, le dynamique, l’affectif ou du moins le
Une passerelle théorique se forme ici : l’approche tensive rejoint en effet la distinction décisive que Jean-Claude Coquet effectue, dans sa théorie des instances, entre le moment de la « prise », celui de la
Cette orientation sémiotique met l’accent sur les instances énonçantes : comment s’origine la parole ? qui énonce ? Et ces instances se divisent en plusieurs types subjectifs. Jean-Claude Coquet (2007) fonde cette sémiotique et, promouvant un principe « de réalité » opposable au principe d’immanence, l’appelle « subjectale ». De fait, elle organise, sous la double inspiration unifiée de Merleau-Ponty et de Benveniste, l’espace de la
La sémiotique des interactions prend également acte de la dimension phénoménologique primordiale de la signification, sa part esthésique, mais cette fois en se focalisant sur les conditions du partage du sens à travers les régimes d’interactions, qu’il s’agisse d’interactions entre sujets, ou d’interactions entre sujets et objets (un paysage, une voiture, une pipe, un stylo… ou un robot, avec lesquels une relation d’intime union peut s’engager). Ceci a conduit Eric Landowski (2004), son promoteur, à développer une sémiotique des effets de sens infinitésimaux, non discrétisés et non nommés, relevant de l’expérience sensible elle-même (qu’il appelle les « passions sans nom »), et qui pourtant se diffusent parmi les sujets. Leur rôle est capital : ils y forment les registres du monde signifiant, déterminent la perception des atmosphères, des ambiances et des humeurs. C’est le régime de la contagion (comme un rire, une peur, une rumeur), qui peut déboucher sur de vastes mouvements collectifs. Cette approche se développe aussi en une socio-sémiotique des objets, des conduites et des comportements (d’achat, d’opinion, de loisirs, etc.). Elle se définit, narrativement, à travers une typologie des pratiques, où la programmation (prévisible, ordonnée) s’oppose à l’aléa (imprévisible), et où la question de l’ajustement (entre les dynamiques réciproques de sujet et d’objet) devient centrale et décisive. Ce champ d’étude sémiotique peut apporter une contribution importante, parmi beaucoup d’autres domaines socio-sémiotiques, à une réflexion sur les relations que l’algorithmique et ses machines d’apprentissage, aujourd’hui développées sous le nom d’« Intelligence Artificielle », peuvent générer entre les objets, les personnes et leurs interactions, estompant leurs frontières respectives et les soumettant à un double processus de programmation et d’ajustement liés.
La sémiotique de l’esthésie enfin, développée notamment par Jean-François Bordron, 2011, est la plus résolument, je dirais la plus frontalement ancrée dans la « sémiose perceptive ». Elle s’adresse à l’avènement esthésique lui-même, c’est-à-dire à la manière dont le sens prend forme, et tout simplement « prend » dans notre perception (« prend » comme on le dit d’une mayonnaise, ou du plâtre). Là encore, c’est la « prise » qui est au foyer de la construction sémiotique. Véritable titre de problème transversal que cette séquence fondatrice, foyer de toute signifiance, avec ses variations préfixales : la re-prise, la mé-prise, la sur-prise, la dé-prise, l’entre-prise, etc. Je vois pour ma part la raison première de la sémiotique (et raison de mon attachement personnel à cette discipline) dans la fine articulation de ce phénomène originel en chaque sujet, tant la conscience que cette « prise » du sens est fragile, incertaine et menacée tout en étant communément partagée, que l’on pourrait plutôt s’étonner, et même s’émerveiller, que nous soyons pas tous schizophrènes, effondrés dans la solitude de nos malentendus. Il est donc significatif à mes yeux que la « prise » du sens soit explicitement considérée comme question centrale par plusieurs des orientations contemporaines de notre discipline.
La sémiose selon Bordron se déroulerait en trois moments reliés l’un à l’autre de manière graduelle : moment indiciel, moment iconique, moment symbolique. Leur gradualité même, qui les inscrit dans un processus syntagmatique, suffit à les distinguer de la tripartition peircienne qui porte le même nom :
(1) Le moment « indiciel » est celui-ci de l’apparaître, de l’intuition première, « quelque chose qui me fait signe », mais cet « indice de... » est encore indécidable, inassignable.
(2) Vient ensuite le moment « iconique » : cette chose acquiert une forme, par ressemblance et par analogie avec des formes déjà mémorisées ; mais la chose n’est pas encore complètement identifiée.
(3) L’identification culmine enfin avec le moment « symbolique ». Ce moment s’impose à la perception lorsque l’objet est non seulement perçu mais qu’il est aussi pleinement reconnu. Il l’est dans la mesure où il est inscrit dans un système de règles qui en prescrivent l’usage, qui en indiquent la fonction, qui l’installent dans une hiérarchie, qui le mettent dans le contexte d’un récit, en définissent le registre et le genre, bref, disent sa position dans le monde en l’insérant dans un champ axiologique.
Dans un chapitre de
Si l’on s’en tient au domaine opérationnel de la communication sociale, cette démarche sémiotique, nourrie des autres dimensions de la méthode, est particulièrement intéressante pour appréhender des problématiques telles que l’
Ces différentes propositions de la sémiotique contemporaine n’ont pas donné souvent lieu, à ma connaissance et pour l’instant, à l’élaboration de modèles reproductibles ni à la diffusion d’applications pratiques dans les différents champs opérationnels, tels que les études sémiotiques en situation d’expertise. Pour autant, elles sont à mes yeux importantes et prometteuses, peut-être décisives, pour l'avenir de la discipline – parmi d’autres nouveautés théoriques. Mais ce qui me paraît ici essentiel, et je voudrais le souligner pour conclure cette partie, c’est que ces « cinq doigts de la sémiose » convergent en une poigne. Ils nous conduisent vers la possibilité d’une synthèse. En effet :
1. Ces cinq démarches ont en commun de revendiquer une fondation phénoménologique à l’analyse structurale originelle du sens. On se souvient des affirmations de Greimas au tout début de
2. De fait, elles assument donc toutes le primat du sensible : et on observe derrière chacune d’elles la grande exploration des significations sensorielles, émotionnelles et passionnelles qui sous-tendent la mise en œuvre des langages – au premier plan desquels, la langue. Ces significations, loin d’être seulement connotatives comme a pu le laisser entendre la sémiologie d’origine barthésienne, font écran devant le percevoir et l’agir sous forme de simulacres, en orientant de cette manière leur saisie signifiante, en la motivant ou en la détournant.
3. Ajoutons, de plus, que les cinq démarches ont également en partage de prendre une certaine distance avec le corset structural de l’immanence – l’exclusivité des relations internes à l’objet comme condition préalable à toute saisie et description du sens – tout en maintenant, ici de manière très explicite, là moins, et même ailleurs le rejetant ou le reformulant, son grand principe épistémologique.
4. Mais elles se distinguent aussi clairement, les unes des autres, voire en certains points s’opposent. On pourrait dire, de manière schématique, qu’elles accordent la priorité, selon un jeu de majeures et de mineures, tantôt à l’actantialité, tantôt aux opérations : d’un côté, les modèles focalisent de manière dominante les sujets et les objets, les instances et les relations entre elles (commandant les pratiques et les interactions), et de l’autre côté, ce sont les processus qui l’emportent, saisi dans le milieu même de leur effectuation (les intensités, les variations et les figurations régissant les positions et les identités actantielles).
La convergence esquissée ici n’est pas encore, à ma connaissance, mise en œuvre ni même théorisée. Elle n’est, tout au plus, qu’un programme de recherche. Elle exigerait bien entendu un examen attentif des différences et des avancées, voire la prise en compte de certaines incompatibilités, soulignant les propriétés théoriques et les réussites analytiques propres à chacune de ces orientations. Il n’empêche : leurs proximités, selon moi, l’emportent sur leurs divergences, elles dialoguent au sein de nous-mêmes en tant que sémioticiens, et elles se rendent service mutuellement. C’est cette mutualité conceptuelle et analytique que j’aimerais maintenant tenter de mettre en œuvre, en montrant comment l’entreprise sémiotique, quelles que soient ses avancées au-delà du langage verbal, trouve néanmoins dans celui-ci une de ses justifications majeures, sa forme d’expression première.
Je commencerai donc par un cas de sémiotique textuelle, à propos de « L’archipel de la Manche », ce prologue de Victor Hugo qui précède son grand roman terraqué,
Permettez-moi une remarque préalable sur la sémiotique littéraire. Loin des considérations légitimes, et qui ont fait couler beaucoup d’encre, sur la littérarité ; sur le problème de la fiction et de ses régimes de véridiction ; sur les relations entre théorie littéraire, rhétorique et herméneutique ; sur l’écriture, le style et l’esthétique verbale... on peut souligner, je crois, une contribution, modeste et oblique, de la sémiotique à la philologie littéraire : celle de proposer des solutions pour la résolution de quelques énigmes de l’histoire culturelle et artistique, solutions fondées sur l’analyse des significations textuelles elles-mêmes. Enjeu peut-être secondaire au regard des avancées théoriques de notre discipline, mais mise en œuvre de ses avancées et chance supplémentaire de validation de ses propositions.
J’en citerai deux cas à titre d’illustration, car ces énigmes rejoignent le projet de mes remarques sur le fameux prologue de Victor Hugo. C’est ainsi, par exemple, que je me suis intéressé, dans le passé, aux
Une autre énigme un peu anecdotique m’a intéressé, travaillant sur le roman zolien : celle de la séparation irrémédiable des deux amis de cinquante ans, amis de collège, que furent Emile Zola, le romancier, et Paul Cézanne, le peintre. Cette amitié se traduisait, entre autres, par l’envoi régulier que faisait le premier au second, dès leur parution, de chacun de ses volumes des Rougon-Macquart. On sait qu’après l’envoi de
Les raisons de cette rupture ont bien entendu suscité mille commentaires et mille explications, indécidables. L’analyse sémiotique en suggère une, qui n’est peut-être pas davantage décisive, mais en tout cas interne aux représentations sémantiques divergentes des deux artistes. Elle est littéralement observable, fondée sur un phénomène d’esthésie, ou plutôt sur un « malentendu esthésique » qui s’exprime sous la forme d’un « conflit aspectuel » (Bertrand 2014, 135). Celui-ci repose sur l’interprétation opposée que chacun d’eux donne au terme-clef de « réalisation ». Deux sémèmes incompatibles entrent en collision : pour Zola, « réalisation » est porteur de l’aspect terminatif, c’est l’œuvre achevée, bien finie, bouclée, comme il finissait méthodiquement chacun de ses romans, en bon artisan, un par an ; et il reprochait à son ami Cézanne, comme son narrateur de
Bien d’autres petits mystères ont pu ainsi être « traités » de manière sémio-linguistique (à propos d’une nouvelle de Maupassant, « La nuit » ; à propos d’un roman d’Agatha Christie revu par Pierre Bayard,
De quoi s’agit-il en l’occurrence ? En 1866, paraît simultanément à Bruxelles et à Paris le roman de Victor Hugo,
Mais on peut observer tout d’abord que cette histoire retentit plus profondément dans la conception théorique de l’œuvre romanesque elle-même, telle que la concevait Hugo. Plus de quarante ans avant cet événement, en 1832, à l’occasion de la 8e édition de son roman
Développant alors une conception organique de toute œuvre, comme le corps vivant d’un enfant – qu’il soit bien ou mal formé –, Hugo précise : « Un roman (...) naît, d’une façon en quelque sorte nécessaire, avec tous ses chapitres ; un drame naît avec toutes ses scènes. » Et plus loin : « La greffe et la soudure prennent mal sur des œuvres de cette nature, qui doivent jaillir d’un seul jet et rester telles. » (
Or, c’est bien le problème de cette unité discursive globale qui s’est posé entre « L’Archipel de la Manche » et
L’Atlantique ronge nos côtes. La pression du courant du pôle déforme notre falaise ouest. La muraille que nous avons sur la mer est minée de Valéry-sur-Somme à Ingouville, de vastes blocs s’écroulent, l’eau roule des nuages de galets, nos ports s’ensablent ou s’empierrent, l’embouchure de nos fleuves se barre. Chaque jour, un pan de terre normande se détache et disparaît sous le flot. Ce prodigieux travail, aujourd’hui ralenti, a été terrible. Il a fallu, pour le contenir, cet éperon immense, le Finistère. (Hugo, 1980 / 1883, p. 25)
L’incipit du roman lui-même, sous le titre du chapitre 1, « Un mot écrit sur une page blanche », pose quant à lui les marqueurs traditionnels de l’univers figuratif selon la codification romanesque dite « réaliste », marqueurs absents de l’incipit du prologue : temps, espace, acteurs.
La Christmas de 182., fut remarquable à Guernesey. Il neigea ce jour-là. Dans les îles de la Manche, un hiver où il gèle à glace est mémorable, et la neige fait événement.
Le matin de cette Christmas, la route qui longe la mer de Saint-Pierre-Port au Valle était toute blanche. (...) il n’y avait que trois passants, un enfant, un homme et une femme. Ces trois passants, marchant à distance les uns des autres, n’avaient visiblement aucun lien entre eux. (Hugo, 1980 / 1866, p. 91)
Le lecteur comprend que cet état initial sera appelé à être transformé, et que le roman aura pour objet l’histoire tumultueuse de ce « lien ». Je vous le résume à grands traits. La jeune femme qui est en tête des trois marcheurs s’arrête et, avant de disparaître, trace sur la neige – « page blanche » – une inscription que l’homme qui la suit découvre distraitement : « Gilliatt », a-t-elle écrit. C’est le nom de cet homme. Il la connaît, elle s’appelle Déruchette, « une ravissante fille du pays ». Elle est fille adoptive de Mess Lethierry, son oncle, un marin au grand cœur devenu armateur à Guernesey. Le progrès technique est là : Mess Lethierry grée le premier bateau à vapeur de l’île, La Durande, qui fera le service commercial régulier entre Guernesey et Saint-Malo, sous le commandement de Clubin, son homme de confiance. Déruchette et La Durande sont les deux amours de Mess Lethierry. Gilliatt est un jeune marin, fruste, naïf et orphelin, qui s’éprend en secret de Déruchette. Clubin, grande incarnation romanesque de l’hypocrisie, était en réalité un traitre. Il vole les économies de Mess Lethierry, provoque le naufrage de La Durande dans la brume, avec le projet de disparaître aux colonies, fortune faite. Mais il se trompe d’écueil. Il se croyait à la pointe sud de l’île, et il est prisonnier d’un récif au large, les Roches Douvres. Il y mourra. Sur le récif on aperçoit l’épave de La Durande, échouée. Mess Lethierry promet Déruchette en mariage à qui sauvera sa machine. Gilliatt part en secret, avec sa pauvre barque, La Panse, sur les Roches Douvres. Ce sera, sur place, l’interminable lutte. La tempête, la faim, la formidable résistance des matériaux, et surtout le combat avec la pieuvre n’auront pas raison de son obstination. Ce combat est si célèbre qu’il en est issu un changement lexical dans la langue française : le poulpe, son nom classique, est devenu pour tout le monde la pieuvre, qui n’était alors que la désignation locale de ce céphalopode intelligent dans le patois guerneysien... Gilliatt rapporte la machine de La Durande à Mess Lethierry ; celui-ci veut respecter sa parole de donner Déruchette au sauveur de La Durande, mais Déruchette est éprise d’un jeune pasteur, et Gilliatt renonce à l’amour. Il se sacrifie en laissant la marée monter sur lui, tout en regardant, assis sur un rocher du rivage, le navire qui emporte les deux amants au large. Les dernières phrases du roman sont celles-ci : « A l’instant où le navire s’effaça à l’horizon, la tête disparut sous l’eau. Et il n’y eut plus rien que la mer. » (Hugo, 1980 / 1866, p. 530) J’ajouterai : voici de retour la page blanche du début du roman, mais cette fois-ci sans trace.
Rien dans le prologue ne vient annoncer cette histoire romantique. C’est qu’il répond à une tout autre logique narrative : ni personnages, ni action, on pouvait s’y attendre. Mais ni métalangage non plus, ni théorie du roman, ni « préface » comparable à celle de
De fait, ce prologue remarquable – que je tiens, personnellement, pour un des plus beaux textes de Victor Hugo –, écrit dès les années 60, apparaît comme une sorte de monstre générique. Il convient que j’en indique le propos, avant de me diriger vers les conclusions théoriques que j’en tirerai, et qui concernent précisément la
Mais restons-en pour l’instant au plan du contenu, et à la question du genre. Cet ensemble de vingt quatre chapitres d’une à trois pages chacun présente des titres assez homogènes, quoique passablement désordonnés, et qu’on peut considérer néanmoins comme isotopants. Je veux dire qu’ils laissent lire entre les mots la trame un peu lâche d’un genre. Je ne donnerai pas tous ces titres, mais presque : « Guernesey » (cf. la carte), « L’herbe », « Les risques de mer », « Les rochers », « Paysage et océan mêlés », « Saint-Pierre-Port », « Jersey, Aurigny, Serk », « Histoire, Légende, Religion », puis « Souvenirs ça et là », « Particularités locales », « Travail de la civilisation dans l’archipel », « Autres particularités », « Antiquités et antiquailles. Coutumes, lois et mœurs », « Suite des particularités », « Compatibilité des extrêmes » (chapitre XVIII), « Asile », puis deux chapitres sans titre, et encore, comme changeant d’isotopie, « Homo Edax » qui veut dire, tiré d’Ovide, « L’homme est un rongeur » (rongeur comme le temps, destructeur de la nature : « De toutes les dents du temps, écrit Hugo, celle qui travaille le plus, c’est la pioche de l’homme. L’homme est un rongeur. Tout sous lui se modifie et s’altère, soit pour le mieux, soit pour le pire. Ici il défigure, là il transfigure »... Dans ce grand chapitre écologique, on découvre l’anticipation hugolienne de l’anthropocène...), et enfin « Puissance des casseurs de pierre » qui raconte l’histoire de l’exploitation abusive par l’homme du socle même de son existence, le granite, vendu massivement aux Anglais, et pour clore tout-à-fait ledit prologue : « Bonté du peuple de l’archipel ».
Ce sommaire est un indicateur. A-t-on affaire à un guide touristique, une quarantaine d’années avant la publication du premier
Si on l’envisage en effet du point de vue des genres qu’il mobilise, on y découvre une extraordinaire polyphonie des discours savants. Presque toutes les disciplines d’un « Collège de France » ou d’une grande université généraliste sont mobilisées. Impossible d’en faire l’inventaire exact car, de plus, elles s’entrecroisent. Mais on y trouve de la géologie préhistorique, de la géographie minérale, de la botanique, de la biologie, de la météorologie, de l’océanographie, toutes les sciences naturelles et aussi les sciences du langage (de l’étymologie, de la phonologie, de la philologie comparée, de la sémantique lexicale et de la sociolinguistique), mais aussi de la paléontologie et de l’écologie, de l’agriculture et de l’horticulture, de la généalogie, de l’anthropologie, de l’histoire des religions, du droit, de l’urbanisme, de la pédagogie, de la littérature et de la lecture, de la sociologie, de l’économie politique, et puis de la politique séparément et de l’économie séparément... Bref, j’en passe. On y dénombre toutes les plantes qui entrent dans la composition de l’herbe, tous les insectes qui y nichent ; la description des rochers comme celle des nuages donne lieu à une figurativité mouvante, anthropomorphe et zoomorphe ; les petits rituels, les coutumes locales, les croyances établies, les hiérarchies sociales, le travail et les métiers, les objets fabriqués, les loisirs et les amours, les passions heureuses et les passions mauvaises, le souci comparatiste sur tout sujet, le monde entier a sa place dans ce tableau.
De même que Georges Perec a écrit, au XXe siècle, une
Et pourtant, pourtant, il y a une discipline qui manque à l’appel. Une qui ne fait pas partie de cet immense chœur des contenus. Qui échappe à la taxinomie généralisée des savoirs. Une grande absente. Et qui est cependant partout présente dans cette absence même, car elle est, comme Mallarmé le dira bien plus tard de la fleur, « l’absente de tout bouquet ». C’est la poétique. C’est le plan de l’expression qui porte toute cette charge de contenus.
J’ai isolé dans ma liste tout à l’heure, le chapitre XVIII, « Compatibilité des extrêmes ». Car il est crucial dans cet ensemble. De fait, au bout d’une liste interminable de pratiques archaïques et asservissantes, propres à la vie sociale de Guernesey, on lit ceci : « Plein moyen âge direz-vous ; non, pleine liberté. » (p. 69) Et commence alors une nouvelle liste évoquant la « franchise absolue de parole et de presse », le droit de sermonner le prêtre et de juger le juge, d’inventer une religion et de décider d’être pape, bref, comme le narrateur le dit : « Pensez, parlez, écrivez, imprimez, haranguez, c’est votre affaire. (...) L’indépendance individuelle irait difficilement plus loin ». (p. 70) Le marqueur stylistique hugolien est là, c’est la coexistence des contraires, c’est l’antithèse. Mais l’oxymorisme de l’expression hugolienne n’est qu’un coin du voile. Le signifiant antithétique met de l’ordre dans ce qui est par ailleurs, au fil des chapitres, le plus grand tohu-bohu textuel qu’on puisse concevoir, voisinant parfois avec l’écriture automatique des futurs surréalistes, multipliant la parataxe et la fragmentation dans une sorte de patchwork ou de quilt textuel, fait de bouts et de morceaux glanés ça et là dans les matériaux langagiers résiduels, mal rangés dans la mémoire, surgissant à la va-comme-je-te-pousse de la conscience associative.
Voilà donc un texte d’une surprenante modernité dans ses agencements signifiants, combinant dans sa sémiose les deux faces de l’expression : celle du plan de l’expression d’un côté, qui est tourné vers le matériau, vers son épaisseur sonore, son timbre et ses accents, ses sons rares ou familiers, tels que l’histoire et l’usage les ont déposés dans la mémoire linguistique collective ; et, de l’autre côté, mais inséparable de la précédente, l’autre face, celle de l’expression comme expressivité, qui mobilise le matériau par le truchement d’une énonciation, depuis sa mise en bouche jusqu’à la multiplication des instances énonçantes que celle-ci induit. A travers l’économie de ses opérations de débrayage et d’embrayage, cette expression commande le tempo et toute la matérialité sensible, associant alors le savoir et la saveur pour solliciter et sensibiliser l’oreille de l’autre, le lecteur, pour forcer le passage et le partage du sens.
C’est bien cette poétique de l’expression qui est à l’œuvre dans l’ensemble des vingt quatre chapitres de « L’Archipel de la Manche », de bout en bout, avec toutes ses variations prosodiques en prose. Mais le phénomène le plus remarquable est qu’elle ne se manifeste pas d’une manière désordonnée, bien au contraire. Elle est comme narrativisée. Elle nous fait en quelque sorte assister à la genèse de la
Voici comment cela se passe.
Après le premier chapitre, préhistorique, commence la langue, qui fonde l’Histoire. Le deuxième chapitre ne connaît pas encore la flexion verbale : il n’est fait que de phrases nominales, courtes et scandées, suite iconique (cf. supra, 2.2.5., Bordron). Le troisième fait apparaître le verbe, mais sous sa forme minimale de copule dans des propositions indépendantes : « Le froment est célèbre. Les vaches sont illustres. (...) Les routes sont très bonnes. (...) Il y a des murailles de géraniums. » On est encore dans la poétique de la répétition : « il existe, il existe, il existe… », et puis « il y a, il y a, il y a… » L’anaphore génère la litanie, le genre antique et primordial de la mélopée. Et voilà que l’impersonnel perceptif fait son apparition : «
Plus tard, la phrase se fera plus complexe, et les embrayeurs personnels feront leur apparition (« Vous y trouvez des fétuques et des pâturins... » p. 29). Plus loin, le chapitre V inaugurera la citation de la parole d’autrui, avec l’ancien quatrain d’un poète oublié. Et l’énonciation embrayée va prendre, peu à peu, de plus en plus d’importance : questions rhétoriques, interpellations, discours indirect libre. Vers les chapitres IX ou X surgissent les paroles citées au style direct, juste des cris d’abord, et plus loin des bouts de dialogues : nous voici au chapitre XII. De place en place, les sociolectes puis les idiolectes apparaissent. La langue s’anime, la subjectivité et l’histoire viennent y jouer leur rôle. Le discours cité abonde, sous des formes variées. Et le chapitre XXI enfin nous livre la dramaturgie d’un dialogue narratif, qui l’occupe presque de bout en bout. La langue est devenue complètement vivante. Elle s’est accomplie.
C’est ainsi l’histoire de l’énonciation qui s’impose, dans le prologue, à travers la poéticité de l’expression, comme la transversale générique du texte, et plus généralement de la culture du langage : le genre poétique ; et plus profondément, dans le concert des disciplines qui y sont à l’œuvre, sous-jacente à chacune d’elles, la Poétique.
Or ce n’est pas tout. Car tout ceci a une finalité. Celle qui assure le passage du poétique au politique. On a vu que ce triangle minuscule qu’est l’île de Guernesey à la surface du globe devient, sous la plume de Victor Hugo, la totalité d’un monde. Ce microcosme contient le macrocosme. Or l’écrivain y vit en exilé politique. Il y séjournera quinze ans. De plus, si le discours dans son ensemble est énoncé à la troisième personne, sur le régime du débrayage, il fait surgir au fil des pages, comme on l’a vu, des énoncés embrayés, manifestant des sujets de parole, puis, indirectement d’abord mais de plus en plus manifeste, le sujet énonciateur, j’allais dire « en personne ».
José Luiz Fiorin a profondément analysé les concepts de débrayage et d’embrayage, ainsi que les opérations énonciatives qu’ils recouvrent. Je renvoie ici à sa contribution importante à ce sujet dans les
C’est bien ce qui se passe ici. Et, entre le refuge de l’exilé et l’appartenance de l’hospitalité, on peut parler d’une méta-énonciation embrayée de l’écrivain. Victor Hugo offre ici, en effet, un modèle de littérature de l’exil dont la force pragmatique « embrayée » émerge de la logique concessive que promeut Zilberberg en sémiotique tensive. Bien que Guernesey ne soit qu’un bout de rocher perdu au milieu de l’océan, elle est pourtant le centre du monde ; alors que tout un chacun en ignore les valeurs, celles-ci ont cependant force d’exemple, force de modèle. L’écriture de l’antithèse, manifestation d’un embrayage diffracté, devient alors un véritable principe tensif créateur de nouveauté, faisant surgir l’événement à travers l’attente de l’inattendu, laissant au survenir le soin d’engendrer la surprise.
Et la leçon proprement politique est alors d’envergure – même pour nous qui côtoyons de plus en plus dans nos sociétés les drames et les tragédies de l’émigration forcée. La transformation d’une petite île en un univers complexe, en une totalité d’univers et en un centre rayonnant, exprime une axiologie de l’accueil et une éthique de l’hospitalité : l’exil, n’est plus vécu comme un rejet, il ne s’exprime plus comme le transfert négatif de la frustration, mais il s’impose comme la création euphorique et éblouie d’une appartenance nouvelle. Le don du lieu est alors réciproque : on est dans la logique narrative, maussienne, du contre-don. Les Guernesiais reçoivent de Victor Hugo leur île en cadeau. C’est ce que condense la dédicace, qui suit immédiatement la fin du prologue, et qui est comme la condensation de ce dont ce prologue lui-même est l’expansion :
J’en arrive au dernier point de mon exposé, qui prolonge directement la conclusion qui précède et qui, compte tenu du temps, doit être abrégée, et pourra valoir comme conclusion plus générale.
Dans l’analyse du prologue de Victor Hugo, j’ai voulu montrer la sémiose à l’œuvre, et le caractère décisif des liaisons entre expression et contenu mis en évidence par la lecture sémiotique. François Rastier affirmait que celle-ci s’était détachée de la linguistique en abandonnant la sémiose ; c’est pourtant ce lien constitutif et instituant qui nous réapparaît clairement. J’espère avoir montré ainsi que la sémiotique du sensible, loin d’avoir abandonné son implantation dans les formants de l’expression, y trouve au contraire le matériau, parfois caché, des structures de la signification, qu’elles soient catégorielles ou tensives, iconiques ou figuratives, narratives ou passionnelles.
C’est à des conclusions analogues que pourraient nous conduire les observations de Paolo Fabbri sur les « identités collectives ». Celles-ci ne sont pas pour lui des entités abstraites, venues d’un monde idéel de purs concepts. Elles ne relèvent pas non plus d’une simple sociologie de comportements observables dans un réel social référentialisé. Elles ne sont pas, ou elles ne sont plus, structuralement catégorisées, comme dans la célèbre définition de Greimas et Landowski dans
Nous pourrions ici nous rapprocher du concept de
L’approche proposée par Paolo Fabbri, ainsi ancrée dans la pronominalisation, pourrait être rapprochée de cette démarche. Elle se fonde sur une analyse des opérations (énonciatives) effectuées sur la marque elle-même , mais elle en pousse les implications à bien d’autres niveaux, nourrie d’un nombre considérable de références aux auteurs et aux disciplines qui travaillent sur le problème des identités : philosophie, anthropologie, sociologie, sémiotique.
Si toute « identité collective » commence bien par la première personne du pluriel, le « nous », celui-ci « se définit toujours, comme l’écrit Fabbri, de manière transitive, par rapport à un ”Vous“, et à un ”Eux“ ». C’est sur les relations entre ces termes que s’opèrent les agencements collectifs d’énonciation, que se déploient des parcours signifiants, expansifs et narrativisés, qui capturent sur leur chemin les multiples effets de leurs interactions.
On pourrait construire une typologie raisonnée de ces expansions qui conduisent le signifiant grammatical jusqu’au cœur du social. J’en propose ci-dessous l’esquisse, construite un peu en vrac, sans souci d’exhaustivité ni d’ordonnance interne (car Paolo Fabbri se garde bien de composer et de donner ainsi le sentiment de l’achevé, du « parfait »), et je résumerai brièvement cette typologie en cinq types formels:
1.
2.
3.
4.
5.
Au cœur de tout cela pour Paolo Fabbri, voici le miracle de la traduction, universellement possible. « Il n’existe pas de langues humaines ni même de cultures radicalement intraduisibles », d’où l’importance des médiateurs traducteurs, « qui nous aident, écrit joliment Fabbri, à trouver les distances qui nous séparent de nous-mêmes » (p. 5), car par leurs efforts, les traducteurs sont capables d’assurer, selon un autre bon mot de l’auteur, « la conversion des allergies en synergies ».
Et puisqu’il faut boucler, je le ferai en convoquant à nouveau le plan de l’expression. Et je rappellerai ainsi la thèse qu’ici je soutiens, à travers Hugo et à travers Fabbri, qui dit que la sémiotique reste fille et sœur de la linguistique par son amour de la sémiose même. Fabbri conclut en effet son article par ces mots qui sont aussi un message : « Pour déplacer “l’accent du sens” – comme le dit Cassirer – dans la prosodie discordante des contenus idéologiques, chaque opportunité (
Enfin, pour conclure tout-à-fait ce long parcours, je laisserai la parole à Jean Petitot