Introduction
Permettez-moi tout d’abord de vous dire à quel point je regrette de ne pouvoir être parmi vous aujourd’hui, à un moment où mes collègues brésiliens ont besoin de tous les soutiens dont ils peuvent disposer, mais les circonstances en ont voulu ainsi. Et je le regrette d’autant plus du fait de la question que vous avez choisie d’aborder au cours de cette session : celle des limites du discours. Car il se trouve que vos préoccupations rencontrent les miennes selon des modalités que je voudrais préciser pour introduire brièvement cet exposé.
Je viens en effet de rééditer en France un traité de psychiatrie publié par le Dr Paul Garnier en 1890, et intitulé La folie à Paris.1 Paul Garnier était médecin chef de l’Infirmerie spéciale de la Préfecture de Police de Paris, et chargé à ce titre du traitement des aliénés que la police ramassait chaque jour sur les pavés de la capitale. Il les interrogeait, posait un diagnostic, et les orientait. C’est dire qu’il avait affaire quotidiennement aux paroles de ceux dont les discours ne font pas sens, de ceux que l’on nomme des insensés : il écoutait leurs délires. Et nous voilà bien, avec les divagations de ces aliénés parisiens, confrontés aux limites, au bord, aux marges et peut-être même à un au-delà des discours : là où les mots se verraient dépouillés de leur rationalité signifiante pour ne rien laisser entendre d’autre que la voix incohérente de la folie.
Je voudrais ici suggérer bien au contraire que ces délires font sens, et constituent des objets de discours et d’histoire à part entière, parfaitement légitimes. Car, pour peu qu’on y prête attention, les délires en disent long bien évidemment sur la pathologie mentale de ceux qui les profèrent, mais aussi, et cela qui m’intéresse avant tout ici, sur des troubles bien plus ordinaires, des inquiétudes bien plus générales, qui traversent la société tout entière. Je voudrais donc avancer ici une idée fort simple mais qui n’a guère été interrogée : on entend dans les mots de la folie les échos amplifiés de l’histoire, on perçoit dans les errements de la déraison le spectre des anxiétés les plus communes, on distingue aux limites du discours le cœur même des bouleversements de la vie sociale et politique. Mais il faut, pour cela, écouter ce que ces égarés ont à dire. Que disent-ils donc ?
1. Recits De La Folie Ordinaire
Lorsque l’on consulte son dossier psychiatrique, de C …, on sait fort peu de choses : l’initiale de son nom, ses 48 ans d’âge, et sa profession, journalier. Le tout assorti d’un diagnostic : « C … est un dégénéré héréditaire que de nombreux accès délirants ont mené à plusieurs reprises dans les asiles d’aliénés., … un illuminé auquel Dieu s’est révélé, dans le fracas de la foudre. » (GARNIER, 1890[1], p. 217) Et en effet, la nuit du Vendredi Saint 1876 un orage se déchaîne, il l‘enveloppe de feu et une voix s’élève qui lui dit : « C’est à toi que je délègue ma toute puissance (…) Quand je te dirai : - Marche ! Tu obéiras, sans chercher à en savoir plus long. » (GARNIER, 1890[1]) L’ordre lui parvient quelques jours plus tard, C … se met donc en marche. Sinon que si la mission est incontestablement divine, son exécution reste parfaitement républicaine. C’est à la Chambre des députés que C … se rend ; éconduit, il revient huit jours plus tard ; renvoyé à nouveau, le voilà de retour une troisième fois. On l’arrête, on l’enferme. On le relâchera.
Le 14 juillet 1880 cependant, jour de religion républicaine s’il en fût, la voix retentit à nouveau : « Tu iras dans deux heures à l’Arc de Triomphe, ta main s’élèvera vers le ciel, et aussitôt la foudre t’obéira ! » (GARNIER, 1890[1], p. 217) Aussitôt dit, aussitôt fait : « Immédiatement, un éclair m’éblouit et fut suivi d’un formidable coup de tonnerre. » (GARNIER, 1890[1], p. 217) A la suite de quoi les cieux, apparemment satisfaits, restent muets pendant un an. « Mais, le 13 juillet 1881, poursuit-il, je me rends au Palais de l’Elysée pour sommer le Président de la République de me céder la place, et, pour mieux affirmer mon droit, je laissais un document. » (GARNIER, 1890[1], p. 217) Retour immédiat à l’asile.
De Charles D …, 42 ans, jardinier, on n’en saura guère plus, sinon le détail de ses libations quotidiennes : 30 centilitres d’eau-de-vie chaque matin, et une quantité à peu près égale dans le courant de la journée. A quoi il convient d’ajouter environ deux litres de vin et quelques verres d’absinthe. On en apprend plus, en revanche, sur ce qui le tourmente : on s’introduit chez lui, on pollue son domicile. L’urine du voisin s’y répand, on place des excréments jusque dans sa soupière, on empoisonne son lit. Un délire d’empoisonnement généralisé l’entraine bientôt dans une fuite éperdue, il traverse un jardin, franchit un mur, retombe dans la rue. On l’arrête, on l’enferme (GARNIER, 1890[1], p. 127).
Au parterre de l’Opéra-Comique, l’obsession de ce père de famille, tailleur de profession, est d’une toute autre nature. Venu assister à une représentation de Lakmé, il en est sûr : la cantatrice n’a d’yeux que pour lui. Anonyme et obscur, perdu dans la foule, il ne manque désormais aucune représentation. Dès lors, il la suit après le spectacle, court derrière sa voiture à travers les rues de Paris. Sa photo dans la presse la montre éplorée : c’est après lui qu’elle soupire. Un beau jour il s’enhardit, se présente à son hôtel, porteur d’une lettre, bafouille quelques mots. On le soupçonne, on l’arrête, on le fouille. Il portait un révolver. Il finit à l’asile.
Quel lien y-a-t-il donc entre ces divagations d’individus anonymes recueillies et soigneusement transcrites par le Dr Paul Garnier dans sa Folie à Paris? La charge héréditaire, tout d’abord, qu’il perçoit dans ces trois cas, comme dans bien d’autres, dans la différence des diagnostics qu’il formule à leur égard : folie des grandeurs du premier, délire de persécution du second, érotomanie enfin du troisième.
2. Le Carrefour De La Folie
Au travers de la variété de leurs délires, ces destins obscurs ont cependant plus en commun qu’il n’y parait. On y sent tout d’abord la présence obsédante de la capitale, l’irrésistible attraction que semble exercer chez certains de ces insensés la monumentalité de la ville, ses lieux de pouvoir autant que ses scènes de divertissement. Comment s’en étonner, dans un Etat politique et une vie culturelle aussi centralisés qu’ils le sont en France ? C’est à la porte de l’Elysée et au parterre de l’Opéra-Comique qu’on vient perdre la tête : le Paris des lumières, du pouvoir et de la célébrité semble aimanter la folie.
Mais il est aussi un Paris plus quotidien, et plus obscur qui la nourrit. Celui de la rue et de ses foules, au moment où se constitue la société de masse, et où explose la démographie parisienne : entre 1850 et 1890, au moment où écrit Garnier, la population de la capitale a fait plus que doubler, atteignant 2,5M d’habitants intra-muros et plus de 3 M dans l’agglomération.2 A cette montée d’anxiétés nouvelles qu’engendrent le nombre, la densité, l’isolement et l’anonymat s’en ajoutent d’autres : Paris a ses zones d’ombre, ses ruelles obscures, ses labyrinthes nocturnes, où rôdent le crime et tous les dangers. A quoi s’ajoute la corruption de l’air et du sol. Inutile d’insister : de tout cela, la littérature du siècle, Balzac, Hugo, Sue ou Zola, regorge de témoignages, qu’a analysés l’histoire des bas-fonds (KALIFA, 2013[2]).
Ce qui ne fait guère de doute, c’est que le Paris des lumières, tout autant que celui de l’ombre ou de la boue hantent les paroles recueillies dans les asiles. Le Paris des insensés semble donc bien avoir ses sites, sa topographie ; mais aussi ses déplacements, ses attractions, ses lignes de fuite. J’y reviendrai.
Au fil des errances de ces folies parisiennes, il est cependant un point de passage obligé, tout à la fois seuil d’entrée et gare de triage de l’institution asilaire, que ceux que j’ai choisis en exemple ont tous trois franchi. Ce grand carrefour des aliénés parisiens, c’est l’Infirmerie spéciale du dépôt de la Préfecture de Police de Paris. C’est en 1872 qu’est créée l’Infirmerie spéciale. Y débarquait ainsi depuis lors la cohorte de ceux que la police ramassait sur les pavés de la capitale, fauteurs de troubles réels ou de désordres potentiels : mendiants, vagabonds, prostituées, voleurs à la tire, ivrognes, miséreux, enfants perdus ou vieillards égarés, tout l’univers des petites délinquances et des existences précaires. Et, parmi ceux-ci, les aliénés. Nous voilà donc au cœur de ces « mécanismes de sécurité » où Michel Foucault voyait des rouages essentiels de ce qu’il a appelé « la gouvernementalité. » L’Infirmerie spéciale est bien l’un de ces dispositifs de gestion des populations urbaines à l’heure des sociétés de masse, alors que la population devient une réalité « dense, épaisse, naturelle », et la question de sa santé « un objet permanent de souci et d’intervention pour la police ».
La gouvernementalité de l’ère des masses a ainsi souhaité se doter, avec l’Infirmerie spéciale, d’un dispositif de contrôle du désordre des âmes et des périls sociaux qui les guettent. On perçoit sa nature ambiguë : structure d’ordre ou institution de soin ? Seuil de la prison ou entrée à l’asile ? Ce qui pose la question : que venaient donc chercher dans ce lieu équivoque les cliniciens qui s’y succédèrent ?
3. Floraisons Delirantes, Anxiétés Sociales
Si l’on en croit Garnier, un poste d’observation à nul autre pareil, au sein d’un « véritable quartier général de la folie. » Car celle-ci s’y donne à voir dans toute la variété de ses espèces. Car c’est bien là, poursuit-il, qu’on conduit des individus « au plein d’une phase agissante et démonstrative de leur folie, (…), dans toute la vivacité de ses manifestations délirantes. » (GARNIER, 1890[1], p. 64-65) Une sorte « d’épanouissement du délire » (GARNIER, 1890[1], p. 64-65), une déraison à l’état brut, en pleine floraison verbale, ce qu’a su résumer de façon lapidaire le successeur de Garnier à la tête de l’institution : « A l’infirmerie spéciale, les malades y arrivaient tout chauds » (LEGRAS, 1909[3], p. 22). C’est là, conclut Garnier, que le malade « apporte comme le reflet de son milieu social, et tout révèle qu’hier encore il se trouvait mêlé au mouvement de la vie ordinaire. » (GARNIER, 1890[1], p. 65)
« Mêlé au mouvement de la vie ordinaire » ... Cette dernière phrase, dit, à sa manière, ce qui fait le fond de mon intérêt pour cette institution et pour les discours qui y circulent. Dans une Histoire des émotions (CORBIN ; COURTINE ; VIGARELLO, 2016[4]) Georges que nous avons récemment publiée, Alain Corbin, Georges Vigarello et moi-même, j’ai tenté, dans un chapitre consacré à la peur, de poser la question de ce que pourrait être une histoire de l’anxiété. Projet complexe, au demeurant, que celui d’une telle histoire, si l’on s’en tient à l’idée freudienne que, si la peur a bien un objet, si elle est concentrée sur l’objet, l’anxiété, quant à elle, en fait abstraction. Ce qui ne veut pas dire qu’elle n’ait pas d’objet, mais qu’elle en a un, qu’on ne connait pas. Or il semble acquis que les formes contemporaines de l’anxiété se sont amplifiées avec l’avènement des sociétés de masse, dans la seconde moitié du XIXème siècle, sous l’effet de la brutalité et de la rapidité des transformations économiques, politiques et sociales qu’elles ont engendrées. Et qu’elles constituent depuis lors un affect de masse, qui accompagne, à la manière d’un bruit sourd et continu, l’existence des individus qui vivent dans ces sociétés qui sont devenues les nôtres. De telles anxiétés de masse, fluides ou nébuleuses, souterraines ou flottantes, largement indéterminées, sont susceptibles à certains moments historiques de se convertir en peurs, chargées de menaces et d’ennemis.
Et c’est bien ce genre de conversion d’anxiétés sociales, fonctionnant à bas bruit, sourdes et partagées, en peurs irraisonnées, terreurs incohérentes, désordres incontrôlables qu’il est possible d’entendre dans ces délires qui conduisent certains au seuil de l’Infirmerie spéciale. Car, en dépit de leur nature singulière, ces paroles insensées ont quelque chose de commun qui précisément, fait sens, et dit quelque chose des inquiétudes de « ce mouvement de la vie ordinaire » qu’hier encore ils partageaient. Et les catégories nosographiques dans lequel la psychiatrie va aussitôt les faire entrer, le destin asilaire qui les attend n’épuisent pas le fond de vérité, la charge de réalité des angoisses sociales qui ont nourri leur discours. Ceux-ci sont l’écho amplifié de plaintes sourdes, la clameur divagante, le bruit déformé d’inquiétudes communes. On peut tenir ces délires pour une sorte de sismographe des anxiétés collectives, leur tremblement exacerbé, où se trouve une part du sens dont bien souvent on les prive.
4. Les Mots Sous Les Mots
Ce travail répond encore à une autre préoccupation, que bien d’autres partagent : celui de contribuer à une histoire « vue d’en bas », a history from below, comme la nomme l’historiographie anglo-saxonne. Les exemples sont nombreux de ceux qui ont tenté de faire entendre les voix que l’histoire oublie ou néglige. Cela a le plus souvent été le cas pour les paroles des humbles et des dépossédés, bien moins fréquemment pour celles de ceux qui se sont trouvés dépossédés de leur bien ultime, celui de leur raison. Cela revient donc, du point de vue historique, à réhabiliter le délire comme source documentaire à part entière,3 d’y entendre autre chose, une voix commune, discernable au sein des balbutiements insensés de la déraison. Ou, en d’autres termes, ne pas réduire l’histoire de la folie à celle de la psychiatrie, ou encore à celle de l’enfermement, et faire des archives du délire « un observatoire irremplaçable pour comprendre les conditions de vie au XIXème siècle, et leurs conséquences dramatiques » (MURAT, 2011[5], p. 42). Cela revient enfin, du point de vue cette fois de l’analyse des discours, à accepter de se détourner enfin d’une attention à peu près exclusive portée jusque-là aux discours normatifs de pouvoir et de domination, pour s’aventurer, aux limites du discours, sur le continent obscur du délire.
Ce qui pose un problème complexe d’analyse de ces discours. Pour en revenir à Garnier et à sa Folie à Paris, c’est dans les formes rhétoriques attendues de l’exposé de cas clinique que ce qui demeure des paroles du patient se trouve encadré. Cela n’implique pas que tout ce qui s’y est dit soit désormais radicalement hors d’atteinte. Mais cela suppose, pour le moins, une stratégie de lecture. Dans la rhétorique de l’aliéniste, demeurer attentif aux incidents et aux ratés du parcours discursif : des insistances inhabituelles, des surprises avouées, des silences de l’interprétation, des détails insolites… Du côté cette fois des délires rapportés, s’efforcer de détecter des redondances occasionnelles, des répétitions obsessives, des thèmes récurrents, des ébauches de structures… Bref, tendre l’oreille, d’un délire à l’autre, à ce que ces divagations singulières peuvent bien avoir à dire en commun. Il y a donc une certaine manière de lire les archives du délire dans les cas cliniques qui les exposent : elle revient peut-être, dans cet enchevêtrement des mots, à prêter une attention plus volontiers flottante aux attendus du discours psychiatrique, et à exercer une écoute plus aigüe du fil ténu des énoncés rapportés ; ou encore, comme le suggère Laure Murat, de « lire comme un palimpseste ces registres ou s’enchevêtrent plusieurs voix. » (MURAT, 2011, p. 47) Car, ajoute-t-elle, « si les mots de la folie (…) parviennent à affleurer à la surface du roman psychiatrique, quelles inquiétudes portent-ils en eux ? » (MURAT, 2011[5], p. 32) Retrouver les mots sous les mots, et l’anxiété qui les habite : c’est bien une préoccupation essentielle de ces quelques pages.
5. La Ville Pyramidale: Les Hauts-Lieux De La Folie
Car le « roman psychiatrique », si l’on choisit de conserver la métaphore, a ses figures d’autorité, ses structures narratives, et ses objets. Pour faire vite : en être l’auteur est un « privilège inattaquable » de l’aliéniste, pose en préalable Garnier, ce rôle « ne pouvant être dévolu à une personne étrangère à la médecine. » (GARNIER, 1890[1], p. 69) Sa structure en récit ne saurait non plus surprendre, puisque ce genre sature la littérature clinique tout autant que la fiction littéraire de la seconde moitié du XIXème siècle. Le roman psychiatrique, c’est celui de la dégénérescence : « L’hérédité est le fait qui domine de très haut l’étiologie générale de la folie. » (GARNIER, 1890[1], p. 150) Le problème reste que, dans le grand roman des dégénérés, tous les insensés se confondent. C’est là, sans doute, le point culminant de la surdité psychiatrique d’alors.
Et on ne les distingue guère non plus dans les objets du récit, ces trois grandes catégories morbides où Garnier les regroupe : l’alcoolisme, la paralysie générale, les perversions. Je n’entrerai pas ici dans le détail : ces maux ici s’additionnent aux charges héréditaires, mais obéissent en outre à d’autres facteurs, ceux de la vie urbaine dans une société de masse. Ce seraient là des « folies urbaines », et Paris en est la capitale.
Tout l’ouvrage de Garnier tend à cette conclusion unique : Paris produit de la folie. Tout cela n’est cependant pas aussi simple qu’on a parfois pris l’habitude de le penser. Il ne fait guère de doute que Paul Garnier, et l’institution qu’il dirige, participent à ces dispositifs où Foucault situe les rouages de la gouvernementalité. Et si l’Infirmerie spéciale est bien un instrument de contrôle des désordres dans la cité, Garnier n’en reste pas moins un clinicien, et une part de son discours échappe, souvent malgré lui, à la rhétorique des dégénérescences ou à la nomenclature des folies urbaines. Les aliénés du dépôt redeviennent alors des sujets, au sens médical du terme, des patients, quoiqu’éphémères. Et cela apparait alors à certains indices, quand se relâche ou se déchire la trame du filet discursif qui le plus souvent les enserre : un passage inattendu au discours direct, la longueur inhabituelle des citations du patient, le poids que le médecin leur accorde, l’abondance soudaine des détails qui en viennent parfois à retracer une existence toute entière. Bref, tous les lieux et les moments du discours où le délire déborde le cadre narratif où le contient d’ordinaire la rhétorique de l’aliéniste. Un seul de ces cas ne saurait, bien sûr, être significatif en soi. Mais ce qui fait sens, c’est le lien qu’on voit alors s’établir, de délire en délire, entre les mots, les objets, les inquiétudes partagées par ces récits d’infortune. Et il existe sans nul doute une figure centrale à cette voix commune, dont elle hante les discours : celle de la ville-même, de Paris. Car si la ville, comme on l’a vu, produit de la folie, la folie quant à elle produit de la ville. Elle invente, ou plutôt réinvente, Paris. Et la ville devient alors, dans tous les sens du terme, la capitale des délires.
Il fallait à C…, on l’a dit, gravir les marches qui conduisent au sommet de l’Arc de Triomphe pour faire tonner la foudre, puis se rendre à l’Elysée pour y remplacer son occupant. Il ne faut voir là rien d’exceptionnel. Le Paris des délires possède une géographie parfaitement délimitée, celle des hauts-lieux de la folie, qui attirent irrésistiblement les pensionnaires de l’Infirmerie spéciale. L’un se fait arrêter à la Chambre des Députés, réussissant à y pénétrer pour lancer dans l’hémicycle son adresse aux représentants du peuple. Un autre placarde ses proclamation sur la statue qui s’élève Place de la République. Un troisième convie Garnier chez lui : « Je vous ferai cadeau du modèle de ma tour en plâtre de 2500 mètres, grandeur naturelle (…) Vous verrez comme j’enfonce Mr Eiffel. Il me fait bien rire, votre Mr Eiffel, avec sa pauvre petite tour de 300 mètres, moi dont la colonne vertébrale se hausse à volonté et va jusqu’à la lune. » (GARNIER, 1890[1], p. 285)
On pourrait multiplier les exemples à l’infini : Arc de Triomphe, Palais Bourbon, Elysée, Place de la République, Tour Eiffel… C’est à Paris que la folie des grandeurs atteint des sommets. Il convient de prendre ceci littéralement : l’énumération de ces hauts-lieux de la folie dessine la carte de ce que Garnier nomme le délire des grandeurs, c’est-à-dire une des topographies parisiennes de la paranoïa, récurrente à l’extrême dans les divagations recueillis à l’Infirmerie. Ceux qui en souffrent, soudain pris d’un désir d’ascension, dirigent leurs pas là où quelque chose leur parviendra d’en haut.
On pourrait aisément en conclure que Paris est bien le berceau de la folie des grandeurs, et n’entendre dans ces délires que la confirmation d’une banale évidence : la France est un pays où le pouvoir est centralisé à l’extrême. Cela ne serait pas véritablement entendre ce qu’ils disent. La France n’est pas un pays centralisé, nous dit le Paris des délires, mais pyramidal, dont la capitale, signifiant-maître, occupe en toute éternité le sommet. Est-il ici bien nécessaire de rappeler le lieu choisi par le dernier de nos Présidents de la République, soucieux de restaurer le pouvoir symbolique de la fonction, pour son discours inaugural ? La pyramide du Louvre. Les égarés en transit dans l’Infirmerie spéciale auraient pu en prédire l’emplacement il y a fort longtemps.
6. La Ville Tentaculaire: Angoisses Et Persecutions
Berceau du délire des grandeurs, Paris est tout autant l’épicentre de celui de la persécution. Les hauts-lieux de la folie sont encore le siège de la plupart des théories du complot. « Ferdinand X… se présente, le 24 août 1886, à un poste de police et déclare d’un air effaré que le hasard lui a permis de découvrir un complot contre la sureté de l’Etat. » (GARNIER, 1890[1], p. 102) Où en a-t-il donc entendu parler ? Sur un banc, Place de la République. Il existe cependant des menaces plus diffuses, des anxiétés plus quotidiennes, des persécutions plus ordinaires. Ce sont tout d’abord celles ressenties au sein des foules, « ce tumultueux océan de têtes humaines » (POE, 1875[6], p. 53). Le persécuté croit entendre des allusions insultantes sur son passage, percevoir des regards ironiques. On le toise, on le surveille, on l’épie sans relâche, on le poursuivra bientôt. Cette « panophobie », comme la nomme Théodule Ribot en 1911, peur de tout et de rien, l’invite à la fuite. L’un se lance donc dans une course éperdue, poursuivi par le Président de la République, un canon sous le bras, qui le soupçonne d’être anarchiste ; un autre est pourchassé par une escouade de Dragons ; un troisième file d’un trait du centre de la ville à Argenteuil, épouvanté, car tout Paris est en feu. Tout cela n’est pourtant pas entièrement sans raison. Les délires conservent et ravivent dans des paroxysmes anxieux les traces laissées par les grandes peurs des incendies de la Commune et des violences de la Semaine Sanglante dans la mémoire collective.
Mais ils font, là encore, plus que cela : on aurait tort de ne voir dans ces hallucinations d’une ville en flammes que le seul écho d’un événement historique, soudain rallumé des braises de la Commune. L’incendie de la capitale n’est pas cantonné en effet au Paris des insensés. La ville se consume au sein de sensibilités plus générales, d’inquiétudes plus diffuses ; et Paris brûle encore dans la littérature, d’un feu que rien ne semble pouvoir éteindre :
Ce n’est pas seulement par plaisanterie que Paris a été nommé un enfer. Tenez ce mot pour vrai. Là, tout fume, tout brûle, tout bouillonne, tout flambe, s’évapore, s’éteint, se rallume, étincelle, pétille et se consume. Jamais vie en aucun pays ne fut plus ardente et plus cuisante (BALZAC, 1855[7], p. 236).
Paris est un « éternel cratère », sa « nature sociale toujours en fusion », conclut alors Balzac (1855[7], p. 236). C’est bien là ce qu’il arrive parfois aux pensionnaires de l’Infirmerie spéciale de croire, de voir, et de fuir. Prendre à la lettre des anxiétés ordinaires qui hantent le sentiment de la ville, discerner des visions hallucinées sous les métaphores littéraires où se reflète l’image de la cité, raviver le souvenir des violences passées qui la hantent, comptent sans nul doute parmi les clefs qui ouvrent les portes du Paris des délires.
A ces dangers extérieurs de la rue et des foules les logements des quartiers populaires n’offrent guère que des abris précaires. Les intrusions délirantes se multiplient dans l’espace privé : l’ordure du voisinage s’y répand, les bruits menaçants de la rue y résonnent, les rats les infestent, les nuisances animales s’y multiplient, pénétrant jusqu’à l’intimité organique du corps.4 On vrille les murs du logis, ou on les abat. Là encore, rien n’est effacé de l’insalubrité de l’habitat ouvrier, rien n’est oublié des destructions de l’hausmannisation des quartiers pauvres, dont les divagations des pensionnaires de l’Infirmerie spéciale amènent à questionner le coût psychologique et la durée persistante.
Car les effets psychologiques des bouleversements de la rénovation urbaine vont encore au-delà : ses innovations technologiques étendent considérablement le champ du sentiment de persécution, et en démultiplient les causes et les agents. Le réseau du gaz se met en place au cours du XIXème siècle et se trouve considérablement étendu sous le Second Empire, celui du téléphone recrute vers la fin du siècle ses premiers milliers d’abonnés, tandis que progresse l’électrification de la capitale. Fleurissent alors les délires d’écoute par câbles, tubes et « appareils spéciaux ». Et se répand avec eux une nouvelle espèce de persécuteurs, opérant à distance, équipés d’engins mystérieux, apparentés le plus souvent au tuyau, aux propriétés « téléphoniques et électriques ». Ils pénètrent jusqu’au corps, le traversent de décharges, y insufflent du gaz, en lisent et dérobent les pensées, ou, à l’inverse, l’abreuvent d’insultes, le remplissent d’obsessions indésirables, le saturent de matières fécales.5
Il n’y a rien ici que de très classique, peu de surprise à ce que la modernisation urbaine ait laissé de telles traces dans les délires de la fin du siècle. Les insensés sont, à cet égard, parfaitement normaux et restent des gens de leur temps, et de leur lieu. Rien d’inattendu non plus à ce qu’on retrouve dans ces hallucinations une image extravagante de l’innovation technologique, de son irruption dans les modes de vie, ou des anxiétés diffuses qu’elle engendre. Car elle révèle l’émergence d’une autre ville dans la ville, d’un Paris invisible qui court sous les pavés des rues et dans la pierre des immeubles, le Paris tentaculaire des réseaux, des connections et des flux, système nerveux du grand corps de la capitale. Une organicité plus complexe de la ville moderne, banale aujourd’hui, est alors en train de prendre vie, et de marquer de l’empreinte de ses ramifications l’imaginaire urbain. Et c’est bien là que les aliénés parisiens ont quelque chose à dire qui va au-delà de leurs divagations, ou de ce qu’elles expriment des angoisses de leurs contemporains.
C’est en effet à même le corps propre de chacun que les branchements des organes de la ville pénètrent par effraction, pour le vider ou le remplir de pensées ou de matières : c’est-à-dire que les pensionnaires de l’Infirmerie inventent avant l’heure les mécanismes de la « machine à influencer » dont Victor Tausk démontera en 1919 le fonctionnement pathologique (TAUSK, 1919[8]). Mais ces délires de persécution à distance, soumis à la logique des câbles, des conduits et des tuyaux, nous invitent à penser, au-delà de leur temps, un processus qui n’a fait depuis lors que s’amplifier et s’accélérer. Il y a sans doute aujourd’hui quelque chose à entendre des effets pathologiques de l’emprise sur chacun des réseaux, des connections et des flux, dont les délires de la fin du siècle consignent alors la naissance. C’était après tout le privilège du fou, dans nombre de sociétés traditionnelles, que de dire avant tout autre ce qui allait advenir.
7. La Cité Des Ténèbres: Terreurs Nocturnes
Mais c’est aussi le propre de sa parole que de conserver la trace immémoriale de ce qui a été. Car il y aurait un autre chapitre à ouvrir dans le Paris des délires, qui le montrerait à loisir : c’est celui du royaume des ombres, celui de la nuit. Ecoutons à nouveau Garnier :
La nuit est venue... le même homme, tout à l'heure raisonnable et maître de lui, s'émeut, s'inquiète, s'agite. L'ombre va se peupler de fantômes, d'animaux, d'individus armés. Des apparitions sinistres le font passer par toutes les transes de la peur. Effaré, il se cache le visage pour soustraire ce spectacle terrifiant à sa vue, il appelle au secours, il heurte violemment à la porte... il veut fuir. La raison est devenue lettre morte pour cet affolé, si différent de ce qu'il était quelques instants auparavant à l'éclat du grand jour. Il peut (alors) se porter aux actes les plus violents, au suicide, à l’homicide. (GARNIER, 1890[1], p. 144)
Paris est la capitale des terreurs nocturnes, prolongement historique des grandes peurs qui hantaient les campagnes de jadis. Dès le soir venu, la topographie de la ville se transforme, labyrinthe de ruelles obscures, coupe-gorges où se devinent des menaces, où se dissimulent tous les dangers. La littérature du XIXème siècle, celle de Balzac, celle de Hugo a fait de la Ville-Lumière une cité de ténèbres,6 qui fait naitre des apparitions et dictent leur conduite à ceux que l’effroi de l’ombre conduit à l’Infirmerie. Une fois en effet la nuit tombée, « le délirant alcoolique cherche habituellement à se soustraire par la fuite au danger dont il se croit menacé. Il court affolé dans les rues, et parfois sur les toits. » (GARNIER, 1890[1], p. 138) La nuit ouvre le temps des courses folles et des fuites éperdues. Mais qu’est-ce qui fait donc courir les fous dans la ville ? La présence de la mort, la menace des bruits, la crainte de l’agression…
Francoise G … voit sa maison se remplir de cadavres. On vient tout juste d’en fourrer deux dans son lit. Convaincue d’être bientôt assassinée, elle prend ses jambes à son cou et file au hasard des rues. Auguste F …, en plein délire alcoolique, s’enfuit car il se croit poursuivi. Enfin parvenu chez lui, il entend le grincement de la porte cochère, des pas dans le couloir, se barricade, place son lit contre la porte. (GARNIER, 1890[1], p. 146)
Gustave K …, amené le 9 mai 1889 à l’Infirmerie, raconte son histoire, longue suite de fuites et d’agressions dans le Paris nocturne, poursuivi par la bande des « coupeurs de poignets ». Ceux qui, en chemin, lui proposent de l’aider le trahissent ou l’abandonnent, les lieux familiers eux-mêmes deviennent méconnaissables, soudain peuplés de présences hostiles. Il finit par « se jeter dans la gueule du loup ». – « Ah ! Petit cochon, nous te tenons tout de même », jubilent les coupeurs de poignets qui l’encerclent. Ils obéissent à une « horrible femme », « une petite boiteuse », le forcent à uriner devant elle. « Elle allait profiter de la situation pour me couper les poignets et quelque chose d’autre en même temps, et me pendre à un bec de gaz. (GARNIER[1], 1890, p. 135)
De cette brève compilation de divagations nocturnes, on peut d’ores et déjà tirer quelques conclusions provisoires quant à la nature des délires comme objets historiques. Ils constituent tout d’abord l’expression paroxystique d’un sentiment général d’insécurité nocturne dans la grande ville de la fin du XIXème siècle. La nuit, temps du sommeil et du repos, est aussi celui de l’insomnie et de l’angoisse. La mort plane et les bruits menacent jusqu’à l’intérieur des logis, les périls rôdent au fond des ruelles obscures. Les délires mettent en scène, là encore, toute la gamme des atteintes à la surface ou à l’intériorité du corps.7 Mais ces énoncés s’inscrivent dans une autre temporalité que celle qui, il y a un instant, voyait apparaitre au fil du discours des fragments d’histoire contemporaine. L’obscurité oblitère les protections qui entouraient le corps diurne, prive du soulagement de leur présence visuelle, sépare chacun de la vue et de la parole de l’autre. La nuit aveugle et isole, dans un temps immémorial, celui de l’exposition du corps aux ténèbres, « quand la nuit dans son donjon rouillé a emprisonné notre vue et que nous voilà chacun enfermé séparément dans notre chambre », écrit Thomas Nashe dans ses Terreurs de la nuit en 1594 (NASHE, 1594[9], p. 4). De là l’amplification des sensibilités aux bruits nocturnes, à leur intensité, à leur proximité, aux menaces qu’ils prédisent.
C’est dire que les délires présentent alors une thématique et une structure narrative proches de celles du rêve, ou plus exactement du cauchemar : disparition des murs, envahissement par les bruits, atteintes au corps auxquelles la fuite ou l’errance sans fin permettraient seules d’échapper, voilà ce qu’on retrouve point par point dans l’analyse qu’a laissée Charlotte Beradt des rêves qu’elle recueillit pendant la montée du nazisme dans l’Allemagne des années 30 (BERADT, 2013). Nulle confusion historique ici : ces coïncidences avec l’univers onirique de la Renaissance anglaise ou celui de la France urbaine à la fin du XIXème siècle8 témoignent tout simplement de leur dimension anthropologique, celle d’un temps qui excède toute « longue durée », au sens où l’entend l’histoire.
C’est donc là tout l’intérêt des délires comme objets historiques, et toute la nécessité de leur inscription dans le corpus des discours singuliers à partir de quoi écrire l’histoire des faits psychiques. Ecoutons Gustave K … à nouveau : ses déambulations dans la nuit parisienne sont peuplées de représentations anciennes, celles des contes des campagnes de jadis, loups, petits cochons et sorcières boiteuses confondus. Il y a toujours, à Paris, au XIXème siècle, des sabbats nocturnes, le retour de peurs ancestrales, une nuit encore habitée des forces du mal qui hantaient la France ancienne. L’imaginaire nocturne, ses rêves et ses délires, sont à la fois historiques et anhistoriques, inscrits dans des durées multiples, complexes, dans une généalogie sédimentée, dont l’analyse réclame, au-delà du savoir de l’historien, celui de ceux auxquels les productions oniriques et pathologiques de l’esprit sont familières.
Que conclure de cette brève incursion dans l’univers des délires parisiens à la fin du XIXème siècle ? On y voit s’esquisser tout d’abord, au moment où le paradigme foucaldien d’une histoire de la folie comme généalogie de contrôle et d’enfermement montre à l’évidence des signes d’épuisement, la possibilité d’une autre histoire de la folie, où la parole des patients reprendrait tous ses droits et son entière légitimité discursive. Cette requalification des délires en objets d’histoire repousse les limites du discours et ouvre, du même coup, un champ discursif immense, celui des contes de la folie ordinaire. J’ai voulu en donner un exemple en montrant comment la folie pouvait réinventer Paris, et en quoi le Paris des insensés éclairait de son inquiétante étrangeté un univers urbain qui nous semble pourtant si familier.