Share

Theoretical Essay

Contemporary semiotic paths: between linguistics and anthropology

Denis Bertrand

Paris 8 University image/svg+xml

https://orcid.org/0000-0002-4013-4295


Keywords

Semiosis
Linguistic
Semiotics
Phenomenology
Enunciation
Textual analysis

Abstract

After recalling the theoretical genealogy of semiotics, between linguistics, anthropology and phenomenology, we would like to highlight the properties of post-Greimassian semiotics by showing that "signification in act", its object, simultaneously involves the capture of formants, their structuring, their enunciation, their putting into perspective, their implications in the social field and their anthropological stakes. We rely on two examples, one textual, the other lexical. The first is a transversal semiotic reading of a text by Victor Hugo, "L'archipel de la Manche", the prologue to his novel Les Travailleurs de la mer (1866, ed. 1883): we show how the great multi-disciplinary fabric of the natural, human and social sciences takes shape in this text through a poetics and a politics of enunciation, the primary and ultimate discipline. The second example deals with the collective act through the use of the pronoun "we", between inclusion and exclusion. We then draw on Paolo Fabbri's (forthcoming) final text, "Collective identities", to question the many ways in which the language form passes between the language form and the politics of the otherness it induces. This lecture is given in homage to this great Italian semiotician, who passed away on June 2, 2020.

Introduction

Je remercie chaleureusement de leur invitation les organisateurs de ce cycle de conférences, ainsi que les responsables du vaste réseau international des dix grandes associations réunies autour de ce projet magnifique d’échange scientifique à distance – imposé par les circonstances tragiques de la pandémie. Je remarque immédiatement le trait isotopant de ces associations : linguistique. Et je me demande in petto, si la sémiotique, discipline que je viens représenter après d’autres éminents intervenants, n’a pas un statut d’intrus dans une compagnie aussi homogène sur le plan disciplinaire. Cette relation entre la sémiotique et la linguistique sera donc un des fils rouges de ma réflexion. Et je dirai à ce propos, pour commencer, qu’Algirdas Julien Greimas, le fondateur de notre discipline, répétait volontiers que la sémiotique était « fille de la philologie », et qu’il voyait dans cette filiation un titre de noblesse, la philologie ayant été comme il le disait aussi, au XVIe siècle, la première des sciences humaines à vocation scientifique.

Ces racines linguistiques de la sémiotique constitueront le premier point de mon exposé. Et je m’appuierai, pour les développer et en montrer l’histoire, sur un texte récent de François Rastier, intitulé précisément « Greimas et la linguistique ». A partir de là, sans prétendre bâtir une histoire de la sémiotique post-greimassienne, ce qui serait trop ambitieux et irréaliste dans ce contexte, je voudrais esquisser les implications théoriques au sein de notre discipline de ce qu’on a appelé, à partir du début des années 1990, le « tournant phénoménologique » : et j’évoquerai brièvement les cinq principales voies de développement de la sémiotique post-structurale, comme les cinq doigts de la main, que j’appellerai les cinq doigts de la sémiose.

Ces matériaux théoriques sont plus ou moins divergents. Mais j’ai la conviction que nous pourrions envisager avec bonheur, en prenant un peu de recul, leur convergence dans un même ensemble conceptuel et méthodologique tant ils sont liés, comme vous allez le voir, par des relations de parenté épistémique. Sur cette base, en tout cas, j’aborderai la seconde séquence de cet exposé, celle des champs d’exercice sémiotique. Et j’en retiendrai deux : le champ textuel et le champ lexical.

Le premier nous conduira, à partir d’un texte de Victor Hugo, à situer l’apport possible de la sémiotique du discours à la théorie littéraire aujourd’hui. Je parlerai du prologue de son grand roman de 1866, Les Travailleurs de la mer, intitulé « L’Archipel de la Manche », texte exceptionnel à mes yeux. Mais nous interrogerons surtout la grande trame pluri-disciplinaire des sciences naturelles, humaines et sociales, telle qu’elle apparaît dans ce texte prémonitoire. Et plus précisément la manière dont ces domaines du savoir prennent forme dans l’expression elle-même – plan de l’expression et expressivité réunis – à travers une poétique et une politique de l’énonciation. Poétique et politique de l’énonciation : discipline première et ultime, qui sous-tend toute science comme toute pratique, et qui forme à mes yeux le socle de la sémiotique elle-même.

Le second champ d’exercice, centré sur un modeste objet lexical, le déictique personnel « nous », nous ouvrira les portes qui conduisent de l’inscription grammaticale dans la langue à l’ouverture sémantique, thématique et syntaxique – au sens narratif du terme –, et de celle-ci aux implications socio-anthropologiques et philosophiques que les rapports complexes entre « nous » et « les autres » induisent. Je prendrai alors appui sur le texte ultime (encore à paraître) de notre ami Paolo Fabbri, grand sémioticien italien, ami d’Umberto Eco, et dont la créativité intellectuelle a, pour une large part, donné son élan à la si riche école sémiotique italienne contemporaine. Ce texte, intitulé « Les identités collectives », nous permettra d’interroger les voies de passage, nombreuses, mais si étroites qu’on ne les aperçoit pas toujours, entre la forme langagière et les politiques de l’altérité qu’elle induit. C’est pourquoi j’ai souhaité placer cette conférence sous le signe d’un hommage à Paolo Fabbri, disparu le 2 juin 2020, dans sa ville natale de Rimini.

Ces deux études, textuelle et lexicale, nous conduiront ainsi vers quelques unes des orientations de recherche les plus contemporaines en sémiotique, que l’on qualifie parfois d’« ethnosémiotique » ou, plus largement, d’« anthropo-sémiotique », ainsi que celles qui conduisent, à travers la confrontation des Umwelten – les « mondes propres » – des animaux et des hommes, à un renouvellement profond et prometteur de la zoosémiotique. Tout cela peut paraître évidemment exagérément large, et certains aspects ne seront qu’effleurés. Mais c’est avant tout d’une réflexion de méthode qu’il s’agit. Quoi qu’il en soit, voilà le défi que je me propose de relever au cours de cette conférence : renouer les fils transdisciplinaires qui sont au foyer de la sémiotique, le fil de la linguistique tout d’abord, discipline-mère, puis le fil phénoménologique – à travers l’assomption explicite du primat de la perception dans ce qu’on a appelé la « sémiotique du monde naturel » –, et le fil anthropologique enfin, qui prend acte de l’inévitable ancrage de la perception dans les formations et les pratiques culturelles qui la déterminent.

1. Greimas, la sémiotique et la linguistique... La sémiose perdue

Je parle donc de sémiotique. En réalité, comme souvent dans les spécialités des sciences humaines, cette discipline est multiple, et on devrait mettre ce nom au pluriel : la sémiotique étant constituée de plusieurs paradigmes théoriques, il y a des sémiotiques. Je me présente donc ici, de manière plus spécifique, en tant que sémioticien greimassien. On peut aussi parler, de manière quasi-synonymique, de sémiotique d’origine saussurienne ou, n’ayons pas peur des mots, de « sémiotique structurale ». Tant il est vrai que, depuis ses fondements jusqu’à ses plus récents développements sur la signification en acte, cette sémiotique considère l’avènement du sens dans les langages, y compris celui de la perception, comme résultant d’un tissu de relations. En effet, que les significations soient catégorisées ou diffuses, qu’elles soient paradigmatiquement hiérarchisées ou narrativement dynamisées, qu’elles soient passionnellement éprouvées ou cognitivement stabilisées, qu’elles soient textuelles ou situationnelles, dans l’immanence du texte ou dans celle de l’expérience, dans tous les cas, ces significations émergent et sont saisies, pour le sémioticien, à travers un réseau relationnel à la fois serré, ténu et traversé d’intensités. Greimas parlait à ce propos d’une « toile d’araignée à peine perceptible, faite de milliers d’écarts différentiels entrelacés » (Greimas 1970, p. 9).

Cette épistémè sémiotique, active, toujours questionnée et discutée, donne lieu régulièrement à d’importantes publications, comme les trois volumes de la revue mexicaine de l’université de Puebla, Tópicos del Seminario, sur « L’immanence en question » (Ruiz Moreno & Zinna, 2014-2015), ou un numéro récent de la revue italienne Versus, sur le concept de « versus » précisément, emblème conceptuel du structuralisme (Bertrand & Beyaert, 2018), ou un numéro plus récent encore de la grande revue française de linguistique, Langages, dont Greimas fut un des fondateurs avec d’autres linguistes, numéro consacré au « Dialogue entre la sémiotique structurale et les sciences » (Fontanille & Zinna 2019). Et bien d’autres publications seraient à nommer si l’on souhaitait faire une revue exhaustive. Mais pour clore cet inventaire promotionnel, partiel et imparfait, je voudrais aussi évoquer la création, il y a quelques années, de la Fédération Romane de Sémiotique (Fedros) qui regroupe plus de vingt centres de recherches d’une dizaine de pays différents ayant en partage ces mêmes fondements théoriques à caractère, disons, sémio-linguistique.

En 2017, l’Association Française de Sémiotique organisait un important congrès à Paris, au Palais de l’Unesco, pour célébrer le centenaire de la naissance de Greimas, sous le titre « Greimas aujourd’hui : l’avenir de la structure ». Les actes de ce congrès ont été publiés en ligne en 2019 sur le site de l’association, en un imposant volume de plus de 800 pages (Bertrand, Bordron, Darrault-Harris & Fontanille, 2019). C’est par là que nous allons entrer dans le vif du sujet. En effet, dans sa contribution, sous le titre « Greimas et la linguistique », François Rastier s’attache à expliquer « comment le linguiste Greimas est-il devenu sémioticien ? » (2019, p. 202) et comment se sont transformées chez cet auteur, au fil des années, au fil des orientations de recherche et des travaux réalisés, les relations entre linguistique et sémiotique. Il évoque le « lexicologue militant » (id.) que fut Greimas, commençant sa carrière éditoriale par un Dictionnaire de l’ancien français, l’achevant par un Dictionnaire du moyen français, et élaborant entre les deux encore un dictionnaire, le livre de référence de notre discipline écrit avec Joseph Courtés : Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage. Rastier s’intéresse alors au parcours qui a fait passer Greimas de la dimension lexicale à la dimension textuelle de la signification, puis de celle-ci à celle d’une sémiotique générale. Il a été lui-même un proche collaborateur de Greimas dès l’origine, co-signataire avec lui du célèbre article sur le « carré sémiotique » dans Du sens (1970, p. 135-155), intitulé « Le jeu des contraintes sémiotiques ».

Ayant par ailleurs produit son œuvre propre en « sémantique interprétative » et en « sémantique du corpus », Rastier est bien placé pour raconter cette aventure théorique et le passage d’un continent à l’autre – du linguistique au sémiotique. Son récit, toutefois, comme tout récit historique, est soumis à la loi irréductible de la perspective avec ses deux branches ancillaires, le point de vue – du côté du sujet – et la focalisation – du côté de l’objet. Il est donc réfutable, et je m’emploierai à le discuter.

Mais résumons tout d’abord sa thèse. Il distingue plusieurs séquences : après le travail du lexicologue est venu celui du sémanticien. Celui-ci, à travers l’analyse sémique, a su appréhender d’un seul tenant la dimension infra-lexicale, celle de la composition sémique interne à l’enveloppe du mot, et la dimension extra-lexicale qui, par les classèmes et l’invention du concept d’isotopie, envisage l’expansion textuelle du sens et ouvre la réflexion à son architecture discursive : celle de la narrativité. C’est ainsi que, pour Greimas, comme l’écrit François Rastier, « la sémiotique est une généralisation de la sémantique et revêt tous les caractères d’une sémantique générale. » (2019, p. 206)

Or, c’est là que se produit la fêlure qui, selon Rastier, conduira à la rupture. Car Greimas introduit ensuite un « niveau sémiotique » opposable au « niveau linguistique », détachant alors celle-ci de celle-là. Ce détachement est radical, parce que le niveau sémiotique s’affirme comme transversal à tout système de signes, aussi bien non-verbaux que verbaux. Et le fossé se creuse encore lorsque Greimas propose d’inscrire l’économie globale du sémiotique dans un « parcours génératif de la signification ». Affirmant le caractère irrémédiable de la séparation, Rastier décrit ainsi ce « parcours génératif » :

L’espace entre niveau sémiotique et langages, entre structures profondes et structures de surface, sera comblé par un métalangage. A chaque niveau de profondeur correspond un de ses dialectes, et les transcodages entre ses dialectes miment une générativité et rendent compte des étapes de l’énonciation. (2019, p. 208)

Or, c’est cette focalisation même sur l’architecture du seul plan du contenu des langages qui détermine la distance prise avec la tradition linguistique saussurienne : le parcours génératif ignore le plan de l’expression, le signifiant, ou plutôt il semble effacer la relation décisive entre les deux plans, et il suspend ainsi la sémiose elle-même, objet de toute linguistique. Je cite à nouveau François Rastier :

En fondant la sémiotique sur une théorie du sens et non de la semiosis, Greimas s’est paradoxalement séparé du saussurisme dont il se réclame. C’est tout à fait son droit, mais il se prive par là de pouvoir caractériser les spécificités de chaque système sémiotique, qui tiennent précisément à ses modes d’appariement entre expression et contenu. » (2019, p. 209)

Du seul fait que le sens ne saurait être appréhendé en dehors de ses formes d’expression, c’est bien la semiosis elle-même qui « constitue proprement l’objet de la sémiotique. » conclut Rastier (2019, p. 210).

Sa critique est très forte en ce qui concerne cette évacuation de l’expression, comprise à travers ses deux sémèmes liés : celui de « plan de l’expression », c’est-à-dire « signifiant », et celui d’« acte d’expression », c’est-à-dire énonciation et expressivité. Et je partage volontiers sa critique de l’obligation où s’est trouvé Greimas d’adosser, sous couvert d’objectivation, le produit descriptif du parcours génératif à un méta-sujet transcendantal. Sujet innommé, occulté, voire occulte, et responsable néanmoins d’une autonomie apparente des modèles dans leur idéalité.

Cette critique, néanmoins, me paraît critiquable en ce qu’elle ne prend pas en compte le caractère évolutif de la théorie, constamment affirmé par Greimas, qu’il considérait toujours comme un « work in progress ». Et surtout, elle est critiquable à mes yeux en ce qu’elle sous-estime la prise en compte du plan de l’expression dans ses deux valences évoquées à l’instant (signifiant d’un objet d’une part, et expressivité d’un sujet de l’autre). Prise en compte qui s’est, de fait, réalisée à l’intérieur de ce « tournant phénoménologique » de la sémiotique dont je parlais en commençant. D’où le deuxième point de mon exposé, que j’ai intitulé « les cinq doigts de la sémiose ».

2. Les cinq doigts de la sémiose... retrouvée

Les discussions spéculatives sur les niveaux épistémologique et théorique abondent en sémiotique, et sont absolument nécessaires : elles déterminent les lignes de partage des eaux interdisciplinaires. Celles-ci ne concernent d’ailleurs pas seulement la relation entre linguistique, pragmatique et sémiotique, mais aussi celle qui sépare cette dernière de la logique et de la philosophie, ou encore de la théorie littéraire et de celle des arts, ou plus encore du cognitivisme contemporain. L’événement qu’a constitué le « tournant phénoménologique » fait partie de cette histoire, et l’interface entre les deux domaines est encore largement objet de débat. Je pense notamment à la synthèse à ce sujet que propose Jean-François Bordron dans un article intitulé « Phénoménologie et sémiotique : théories de la signification », publié par les Actes sémiotiques dans le dossier éponyme qu’a dirigé Ivan Darrault-Harris en 2011 (114/2011).

2.1. Sémiotique et méthodologie

Mais il est un autre aspect propre à la sémiotique du discours : sa dimension méthodologique elle-même, déterminant à la fois les principes définitionnels de son métalangage qui assurent la cohérence de l’ensemble, sa transmissibilité auprès des publics (étudiants, professionnels) qui conditionne le devenir de la discipline, et son opérationnalité concrète dans l’analyse des discours sociaux de tous ordres, qui offre aux sémioticiens un terrain d’expérience, d’investigation et d’engagement, tout en leur révélant ici ou là les boîtes noires de problématiques nouvelles.

Nous venons par exemple d’achever, avec le sémioticien politiste Juan Alonso, une étude sur le « discours social de la fin de vie », tel qu’il est porté par des « Établissements d’Hébergement de Personnes Âgées et Dépendantes », les EHPAD, nom étrange donné en France aux maisons de retraite médicalisées. Cet univers de discours est un révélateur anthropologique des représentations du vieillissement dans nos sociétés actuelles. Son importance sociétale a été brusquement mise en lumière, ou elle s’est du moins médiatiquement accrue, avec l’impressionnante mortalité des personnes âgées dans ces EHPAD, de plus confinées et séparées de leurs familles du fait de la Covid 19. Or, cette analyse sémiotique nous a appris que le point nodal des discours concernant la fin de vie était le statut de la personne, curieusement estompé dans les textes. Cela en soi n’est pas très inattendu. Mais l’analyse nous a conduit à décliner les avatars de la personne à différents niveaux : le sujet grammatical, le sujet narratif, le sujet sensible – perceptif et affectif –, le sujet éthique et, finalement, le sujet ontique. Et à montrer la congruence d’une modulation affectant le sujet à ces différents niveaux : sujet non pas augmenté mais diminué, instance discursive démodalisée, sujet filtré par les simulacres passionnels, sujet altéré de la sensibilité, et même sujet transformé en produit financier dans les EHPAD privés (avec des slogans aux actionnaires qu’on pourrait paraphraser ainsi : « investissez dans ce domaine porteur, des vieux, il y en aura toujours plus ! »). Les conclusions de l’étude concrète sont alors devenues pour nous l’introduction à une problématique plus générale et de plus longue portée, à caractère anthropo-sémiotique, qui demande à être développée et approfondie.

C’est dans cette perspective pratique, en ayant en ligne de mire des destinataires comme ceux de nos études concrètes, que j’aimerais vous présenter ce qui, à mes yeux, constitue les principales directions de recherche issues de la sémiotique structurale d’origine greimassienne. J’aurai donc, ce faisant, deux objectifs : un objectif didactique, qui consiste à présenter en quelques mots ces orientations à un public de non-spécialistes, comme par exemple des responsables de communication d’entreprises ou des cadres de gestion qui découvrent ce qu’est une approche sémiotique du discours. Et mon second objectif sera plus théorique puisqu’il s’agira de préparer le terrain à la discussion contradictoire annoncée avec les conclusions de Rastier concernant les raisons de la rupture du lien entre sémiotique et linguistique, et qui tournent autour de cette prise en compte du sensible, cette prise en compte de l’expression, issue de la phénoménologie. Discussion dont j’aimerais ensuite présenter les arguments sur pièce, à partir des deux objets annoncés en commençant : la textualisation chez Victor Hugo dans « L’Archipel de la Manche » et la lexicalisation du « nous ».

2.2. Perspectives contemporaines de la sémiotique: la sémiose telle qu’en elle-même

Depuis la disparition de Greimas en 1992, la communauté sémiotique qui se fonde sur les hypothèses qu’il a formulées et sur les démarches qu’il a élaborées se caractérise par une remarquable créativité conceptuelle. Cela est vrai pour ce que j’en connais en France, mais je sais aussi que ça l’est également en Italie, au Mexique, au Brésil, en Belgique, et ailleurs, selon différentes orientations théoriques, foyer d’échanges multiples dans une grande « conversation » internationale. Mais je m’en tiendrai ici au « cas français ».

C’est ainsi que, toutes issues de la sémiotique structurale d’origine greimassienne et globalement en cohérence avec ses principes fondateurs, cinq grandes directions de recherche se sont développées depuis le début des années 1990. Développées isolément et pour elles-mêmes dans un certain nombre d’ouvrages théoriques, s’ignorant du reste peu ou prou les unes les autres. De plus, elles n’ont pas été, à ma connaissance, mises en œuvre de façon distinctive dans des analyses concrètes de discours social, qu’il s’agisse de gestion d’image, d’identités de marque, de stratégies de positionnement, de discours médiatico-politique, d’algorithmique ou plus généralement des incidences de la révolution numérique sur les échanges langagiers dans le champ social. Or, indépendamment de la justification théorique qui se suffit à elle-même, ces orientations accompagnent néanmoins la praxis descriptive et analytique, de manière originale et pénétrante, tantôt par l’accent qu’elles permettent de mettre sur tel ou tel aspect de l’objet d’étude, tantôt par tel ou tel outil de méthode qui leur est propre, tantôt par le regard critique qu’elles autorisent. C’est cette convergence que je voudrais illustrer ici. Ces cinq directions de recherche sont bien connues au Brésil, je me permettrai seulement de les rappeler et de les mettre en relation les unes avec les autres sur la base de ce qu’elles cherchent toutes à articuler : la sémiose. Les voici donc, identifiées par un concept central et par le nom de l’auteur qui l’incarne le mieux  :

1. La sémiotique des pratiques (Jacques Fontanille)

2. La sémiotique tensive (Claude Zilberberg)

3. La sémiotique des instances (Jean-Claude Coquet)

4. La sémiotique des interactions (Eric Landowski)

5. La sémiotique de l’esthésie (Jean-François Bordron).

On peut disposer cet ensemble sur un modèle général. Il apparaît en effet assez clairement que ces contributions s’inscrivent entre deux polarités théoriques : d’un côté, celles qui restent adossées au concept de structure et qui sont fondées sur le principe d’immanence (axe des abscisses), et de l’autre, celles qui, entendant pour certaines rompre avec ce principe et pour d’autres le redéfinir, sont davantage déterminées par la polarité sensible, perceptive et phénoménologique (axe des ordonnées) « tensivement » opposable à la précédente. Mais on pourrait monter, ce qui supposerait une étude approfondie des modélisations des unes et des autres, qu’on a le plus souvent affaire à un mixte de ces polarités. Le schéma tensif que je propose (Figure 1) montre ainsi qu’il n’y a pas de rupture théorique entre elles, mais plutôt des différences d’accent. Dès lors, si les divergences et les contradictions sont par nature productrices d’idées nouvelles, il n’empêche : un véritable dialogue entre ces orientations pourrait donner forme à une théorie générale à la fois synthétique par ses concepts et opérationnelle par ses analyses.

Figure 1. Figure 1. Les courants issus de la sémiotique structurale.

Comme il n’est pas possible de développer pour chacune de ces orientations une présentation tant soit peu élaborée, je me contenterai ici d’une « fiche d’identité » illustrée, autant que possible, par un exemple concret. L’ordre de présentation suit celui du tableau ci-dessus, en partant des propositions qui affichent la plus grande proximité avec les modèles d’origine structurale et qui en assument explicitement les principes (Fontanille, puis Zilberberg, etc.), pour nous diriger ensuite vers ceux où domine la saisie phénoménologique du sens (Coquet, Landowski, puis Bordron). Des voisinages se dessinent, des distances se creusent, mais bien évidemment, ceci est, comme toujours, une affaire de perspective. Pour ma part, si je devais développer une orientation sémiotique propre, identifiable par un mot-clef, c’est sans doute une sémiotique de la perspective que je proposerais. Mais cela est une autre affaire.

2.2.1. Sémiotique des pratiques

La sémiotique des pratiques (Fontanille 2008) analyse le sens au delà de ce qu'il y a dans le texte-énoncé : il s’agit de sortir de l’enfermement qu’impliquait l’ancien slogan de Greimas : « hors du texte, point de salut ! » En sortir, tout en maintenant, d’élargissement en élargissement, le principe d’immanence : celui-ci sera alors reconstruit aux différents niveaux de l’analyse, déterminant le plan de pertinence indispensable à sa conduite. C’est ainsi que l’ouverture à ces plans successifs, se présupposant et s’articulant les uns avec les autres, conduit du signe au texte, du texte à l’objet, de l’objet à la scène pratique (ou à la situation), de celle-ci aux stratégies, et des stratégies aux formes de vie. L’ensemble est présenté comme un parcours génératif du plan de l’expression. Par exemple l’analyse d’une affiche publicitaire peut intégrer le support et ses objets (un mur, un magazine, un écran d’ordinateur, etc.), la scène pratique de visionnement (en promenade, en lecture, etc.), les stratégies persuasives dans lesquelles elle s’inscrit (une campagne par exemple, les positions de la concurrence), et les formes de vie qu’elle soutient – c’est-à-dire l’univers global d’identification et d’appartenance suggéré à partir de la mise en congruence des différentes dimensions signifiantes de l’objet d’étude en situation (dimensions figurative, modale, actantielle, aspectuelle, axiologique, etc.) et impliquant la manière d’être des sujets dans leur environnement, et leurs formes d’appartenance à un collectif.

Victor Hugo observe ainsi, autre exemple, que sur la petite île de Guernesey, « les journaux abondent » et il y voit la traduction d’un irrépressible instinct anglais. Il écrit : « Supposez une île déserte ; le lendemain de son arrivée, Robinson fait un journal, et Vendredi s’y abonne. » Voilà le passage du signe au texte, du texte à la stratégie et celle-ci à la forme de vie. Il en va de la même manière, mais plus largement, du statut de l’affiche sur Guernesey : « Affichage, écrit-il, illimité et colossal ». Il y en a partout, sur tous les supports, pour tous les objets, à travers toutes sortes de traitement. « Guernesey, à cette heure, poursuit-il, a plus d’affiches que toute la France. » Et voici la forme de vie qui en résulte. Il écrit : « De cette publicité sort la Vie. Vie de la pensée très souvent, avec des résultats inattendus, nivelant la population par l’habitude de lire, qui produit la dignité des manières. » Et il prolonge l’argument par un exemple : « Vous causez sur la route de Saint-Hélier ou de Saint-Pierre-Port [les capitales de Jersey et de Guernesey] avec un passant irréprochable (...) vous parlant de John Brown et s’informant de Garibaldi. C’est un révérend ? point. C’est un bouvier. » (Hugo 1866-1883, 59-60) Rappelons que le « bouvier » c’est un paysan qui garde et qui conduit les bœufs de labour. Incontestable forme de vie donc, caractéristique de cette collectivité d’appartenance!

2.2.2. Sémiotique tensive

La sémiotique tensive (Zilberberg 2006) travaille sur le graduel, le continu, le dynamique, l’affectif ou du moins le sensible qui est posé à la base de tout acte signifiant. Elle cherche à détecter le mouvement continu du sens sous les catégories structuralement discrétisées et articulées. Son promoteur, Claude Zilberberg a donné, il y a longtemps, à l’un de ses articles un titre qui sonnait comme un mot d’ordre prémonitoire : « Sous les sèmes, y’a quoi ? » Et son approche exprime une double position : d’une part la conformité eu égard aux principes différentiels de base de la saisie structurale du sens, et d’autre part la non conformité avec ces principes dans la mesure où ils se fondent exclusivement sur la discontinuité, comprise à la fois comme condition d’existence du sens et comme condition de sa description. Zilberberg considère en effet que la différence ne commence pas, dans l’ordre du discontinu, avec l’opposition (contraire, contradictoire, etc.) mais, dans l’ordre du continu, avec la variation d’intensité. Celle-ci peut, ou non, culminer dans une opposition, et cette opposition elle-même peut être d’intensité variable. La sémiotique tensive montre, exemple classique, qu’une opposition simple, comme les contraires fermé vs ouvert, peut s’étirer vers ses extrêmes sous la forme d’une relation entre des « sur-contraires » comme hermétique vs béant. Mais le plus intéressant et, à mes yeux, la véritable découverte, est qu’alors les schèmes narratifs et argumentatifs de transformation sous-tendus par les oppositions changent de nature. On voit apparaître en effet, au même niveau d’analyse, une distinction forte entre la logique implicative du « si... alors » (du type « si la porte est fermée, alors je peux l’ouvrir »), et, au même niveau conceptuel et opératoire, la logique concessive du « bien que..., quoique... » (« Bien que l’huître soit “un monde opiniâtrement clos” (Ponge), hermétique donc, je l’ouvre ! »). Découverte à mes yeux majeure, bien dans l’ordre du concessif elle-même ! Les univers signifiants qui en découlent, d’ordre narratif, argumentatif et passionnel, sont en effet très riches. Son principal résultat est de permettre de poser, au même niveau d’analyse, le ressort affectif et le ressort rationnel de l’assignation du sens, voire de reconnaître au premier (l’affect dans le concessif) l’antécédence, ou la préséance, sur le second (la rationalité dans l’implicatif).

Une passerelle théorique se forme ici : l’approche tensive rejoint en effet la distinction décisive que Jean-Claude Coquet effectue, dans sa théorie des instances, entre le moment de la « prise », celui de la phusis, précédant le moment de la « reprise », celui du logos. On va y revenir tout de suite. La pertinence de l’approche tensive, bien connue et développée au Brésil, est non seulement théorique, elle est aussi analytique. Ainsi, pour prendre un exemple  simple, une typologie politique des discours de campagne électorale américaine de 2016 pourrait l’illustrer : ceux d’Hillary Clinton répondaient à une logique de l’implication (prévisible et attendue, de l’ordre du devenir), alors que ceux de Donald Trump répondaient à une logique concessive (imprévisible, de l’ordre du survenir, et par conséquent, plus spectaculaire, créatrice de ruptures perçues comme autant d’événements et génératrice d’effets esthésiques : le « sensationnel », rien ne sera plus comme avant !). Cette distinction a opéré de la même manière en France entre le « style concessif » d’un Sarkozy et le « style implicatif » d’un Hollande, promoteur d’une « présidence ordinaire ». Ces deux logiques engendrent chacune leurs modélisations discursives : d’un côté, le schéma narratif canonique, depuis le conte populaire jusqu’aux séries télévisuelles aujourd’hui, correspond à la logique programmatique du devenir ; de l’autre côté, la logique du survenir se rapporte à un autre schéma, moins couramment formalisé, qui met en jeu la rupture événementielle dans un suspense où les actes et les rôles restent imprévisibles.

2.2.3. Sémiotique des instances

Cette orientation sémiotique met l’accent sur les instances énonçantes : comment s’origine la parole ? qui énonce ? Et ces instances se divisent en plusieurs types subjectifs. Jean-Claude Coquet (2007) fonde cette sémiotique et, promouvant un principe « de réalité » opposable au principe d’immanence, l’appelle « subjectale ». De fait, elle organise, sous la double inspiration unifiée de Merleau-Ponty et de Benveniste, l’espace de la jonction du sujet avec le monde, à la fois par la perception et par la prédication. Il distingue alors le sujet du non-sujet. Le sujet, c’est celui qui assume ce qu’il dit, celui qui non seulement dit je mais « se dit » je, instance rationnelle, réfléchie, stratégique. Coquet prolonge ainsi la célèbre formule de Benveniste : « Est ego qui dit ego », par l’acte énonciatif de la réflexivité : « et qui se dit ego » (1987). Quant à l’instance non-sujet, c’est celle qui énonce aussi, mais comme un automate, qui « récite sa leçon », qui parle sous la dictée des stéréotypes et de la phraséologie figée, qui convoque, sans les révoquer, les produits de la praxis énonciative, qui incarne l’impersonnel de l’énonciation, celle de la masse parlante, ou qui, sur un autre registre, s’énonce sous la pression impérieuse d’une passion… Bref, le non-sujet s’exprime sans assumer ce qu’il dit. Je dis « incarner » car la mise en discours doit aussi inclure la dimension corporelle de l’énonciation. Celle-ci se manifeste sous la forme des prédicats somatiques, ceux de la phusis, de l’expérience vive, de la « prise » sensible avec le monde. Les prédicats somatiques s’opposent aux prédicats cognitifs, ceux du logos, ceux de la « reprise », seconde, raisonnée et assumée de l’expérience, par le sujet. Cette approche ouvre l’analyse de la dimension énonciative du langage à son ancrage phénoménologique, celle de la perception et des affects. On comprend combien l’analyse du discours ainsi envisagée, sur la base de positions fondamentales en théorie du langage, peut trouver des champs d’exercice, du langage ordinaire à l’étude littéraire, en passant par les discours médiatiques, ceux des réseaux sociaux avec leurs récitatifs ou le primat de l’émotion dans la télé-réalité.

2.2.4. Sémiotique des interactions

La sémiotique des interactions prend également acte de la dimension phénoménologique primordiale de la signification, sa part esthésique, mais cette fois en se focalisant sur les conditions du partage du sens à travers les régimes d’interactions, qu’il s’agisse d’interactions entre sujets, ou d’interactions entre sujets et objets (un paysage, une voiture, une pipe, un stylo… ou un robot, avec lesquels une relation d’intime union peut s’engager). Ceci a conduit Eric Landowski (2004), son promoteur, à développer une sémiotique des effets de sens infinitésimaux, non discrétisés et non nommés, relevant de l’expérience sensible elle-même (qu’il appelle les « passions sans nom »), et qui pourtant se diffusent parmi les sujets. Leur rôle est capital : ils y forment les registres du monde signifiant, déterminent la perception des atmosphères, des ambiances et des humeurs. C’est le régime de la contagion (comme un rire, une peur, une rumeur), qui peut déboucher sur de vastes mouvements collectifs. Cette approche se développe aussi en une socio-sémiotique des objets, des conduites et des comportements (d’achat, d’opinion, de loisirs, etc.). Elle se définit, narrativement, à travers une typologie des pratiques, où la programmation (prévisible, ordonnée) s’oppose à l’aléa (imprévisible), et où la question de l’ajustement (entre les dynamiques réciproques de sujet et d’objet) devient centrale et décisive. Ce champ d’étude sémiotique peut apporter une contribution importante, parmi beaucoup d’autres domaines socio-sémiotiques, à une réflexion sur les relations que l’algorithmique et ses machines d’apprentissage, aujourd’hui développées sous le nom d’« Intelligence Artificielle », peuvent générer entre les objets, les personnes et leurs interactions, estompant leurs frontières respectives et les soumettant à un double processus de programmation et d’ajustement liés.

2.2.5. Sémiotique de l’esthésie

La sémiotique de l’esthésie enfin, développée notamment par Jean-François Bordron, 2011, est la plus résolument, je dirais la plus frontalement ancrée dans la « sémiose perceptive ». Elle s’adresse à l’avènement esthésique lui-même, c’est-à-dire à la manière dont le sens prend forme, et tout simplement « prend » dans notre perception (« prend » comme on le dit d’une mayonnaise, ou du plâtre). Là encore, c’est la « prise » qui est au foyer de la construction sémiotique. Véritable titre de problème transversal que cette séquence fondatrice, foyer de toute signifiance, avec ses variations préfixales : la re-prise, la mé-prise, la sur-prise, la dé-prise, l’entre-prise, etc. Je vois pour ma part la raison première de la sémiotique (et raison de mon attachement personnel à cette discipline) dans la fine articulation de ce phénomène originel en chaque sujet, tant la conscience que cette « prise » du sens est fragile, incertaine et menacée tout en étant communément partagée, que l’on pourrait plutôt s’étonner, et même s’émerveiller, que nous soyons pas tous schizophrènes, effondrés dans la solitude de nos malentendus. Il est donc significatif à mes yeux que la « prise » du sens soit explicitement considérée comme question centrale par plusieurs des orientations contemporaines de notre discipline.

La sémiose selon Bordron se déroulerait en trois moments reliés l’un à l’autre de manière graduelle : moment indiciel, moment iconique, moment symbolique. Leur gradualité même, qui les inscrit dans un processus syntagmatique, suffit à les distinguer de la tripartition peircienne qui porte le même nom :

(1) Le moment « indiciel » est celui-ci de l’apparaître, de l’intuition première, « quelque chose qui me fait signe », mais cet « indice de... » est encore indécidable, inassignable.

(2) Vient ensuite le moment « iconique » : cette chose acquiert une forme, par ressemblance et par analogie avec des formes déjà mémorisées ; mais la chose n’est pas encore complètement identifiée.

(3) L’identification culmine enfin avec le moment « symbolique ». Ce moment s’impose à la perception lorsque l’objet est non seulement perçu mais qu’il est aussi pleinement reconnu. Il l’est dans la mesure où il est inscrit dans un système de règles qui en prescrivent l’usage, qui en indiquent la fonction, qui l’installent dans une hiérarchie, qui le mettent dans le contexte d’un récit, en définissent le registre et le genre, bref, disent sa position dans le monde en l’insérant dans un champ axiologique.

Dans un chapitre de Degas danse dessin intitulé « Du sol et de l’informe », Paul Valéry (1936/1998) décrit cet état informel d’objets auxquels aucune assignation symbolique ne peut être appliquée – ce fameux « pour s’asseoir » que l’on perçoit par exemple à la vue d’une chaise –, et qui, du même coup, se maintenant dans cet état « indiciel » pour reprendre le mot de Bordron – pensons à la vue en gros plan d’une mare, d’un rocher, d’un nuage –, contraignent l’observateur à la seule saisie de leur substance d’expression. Pour le peintre ou le dessinateur, Valéry prône alors l’« exercice par l’informe ».

Si l’on s’en tient au domaine opérationnel de la communication sociale, cette démarche sémiotique, nourrie des autres dimensions de la méthode, est particulièrement intéressante pour appréhender des problématiques telles que l’innovation. L’objet véritablement innovant doit en effet franchir ces différentes étapes avant d’être intégré à l’usage : c’est ainsi que l’innovation se définit, sémiotiquement, comme la solution à un problème qui n’avait pas été posé, et qui, de ce fait, doit passer par les étapes indicielle, iconique et symbolique avant de s’imposer. C’est alors seulement que peut apparaître le problème dont il était la solution, lorsque cet objet, désormais déposé dans l’usage et socialement qualifié, vient à manquer. Expérience quotidienne de ceux qui oublient leur téléphone portable à la maison...

Ces différentes propositions de la sémiotique contemporaine n’ont pas donné souvent lieu, à ma connaissance et pour l’instant, à l’élaboration de modèles reproductibles ni à la diffusion d’applications pratiques dans les différents champs opérationnels, tels que les études sémiotiques en situation d’expertise. Pour autant, elles sont à mes yeux importantes et prometteuses, peut-être décisives, pour l'avenir de la discipline – parmi d’autres nouveautés théoriques. Mais ce qui me paraît ici essentiel, et je voudrais le souligner pour conclure cette partie, c’est que ces « cinq doigts de la sémiose » convergent en une poigne. Ils nous conduisent vers la possibilité d’une synthèse. En effet :

1. Ces cinq démarches ont en commun de revendiquer une fondation phénoménologique à l’analyse structurale originelle du sens. On se souvient des affirmations de Greimas au tout début de Sémantique structurale (1966, 8) : « C’est en connaissance de cause que nous proposons de considérer la perception comme le lieu non linguistique où se situe l’appréhension de la signification. » (je souligne « où se situe »). Phrase qui est prolongée page suivante par la reconnaissance de « nos préférences subjectives pour la théorie de la perception telle qu’elle a été naguère développée en France par Merleau-Ponty ». Et enfin, quelques lignes plus loin encore, la reprise de cette même position théorique, lorsqu’il écrit : « l’affirmation que les significations du monde humain se situent au niveau de la perception consiste à définir l’exploration à l’intérieur (...) du monde sensible. La sémantique [qui n’est pas encore la sémiotique, notons-le] se reconnaît ainsi ouvertement comme une tentative de description du monde des qualités sensibles. » (Greimas, 1966, 9) On peut considérer que, cinquante ans plus tard, c’est ce programme, ici esquissé en 1966, que les successeurs de Greimas assument et développent, en mettant l’accent, séparément, sur telle ou telle dimension de la problématique d’ensemble, et en la creusant.

2. De fait, elles assument donc toutes le primat du sensible : et on observe derrière chacune d’elles la grande exploration des significations sensorielles, émotionnelles et passionnelles qui sous-tendent la mise en œuvre des langages – au premier plan desquels, la langue. Ces significations, loin d’être seulement connotatives comme a pu le laisser entendre la sémiologie d’origine barthésienne, font écran devant le percevoir et l’agir sous forme de simulacres, en orientant de cette manière leur saisie signifiante, en la motivant ou en la détournant.

3. Ajoutons, de plus, que les cinq démarches ont également en partage de prendre une certaine distance avec le corset structural de l’immanence – l’exclusivité des relations internes à l’objet comme condition préalable à toute saisie et description du sens – tout en maintenant, ici de manière très explicite, là moins, et même ailleurs le rejetant ou le reformulant, son grand principe épistémologique.

4. Mais elles se distinguent aussi clairement, les unes des autres, voire en certains points s’opposent. On pourrait dire, de manière schématique, qu’elles accordent la priorité, selon un jeu de majeures et de mineures, tantôt à l’actantialité, tantôt aux opérations : d’un côté, les modèles focalisent de manière dominante les sujets et les objets, les instances et les relations entre elles (commandant les pratiques et les interactions), et de l’autre côté, ce sont les processus qui l’emportent, saisi dans le milieu même de leur effectuation (les intensités, les variations et les figurations régissant les positions et les identités actantielles).

La convergence esquissée ici n’est pas encore, à ma connaissance, mise en œuvre ni même théorisée. Elle n’est, tout au plus, qu’un programme de recherche. Elle exigerait bien entendu un examen attentif des différences et des avancées, voire la prise en compte de certaines incompatibilités, soulignant les propriétés théoriques et les réussites analytiques propres à chacune de ces orientations. Il n’empêche : leurs proximités, selon moi, l’emportent sur leurs divergences, elles dialoguent au sein de nous-mêmes en tant que sémioticiens, et elles se rendent service mutuellement. C’est cette mutualité conceptuelle et analytique que j’aimerais maintenant tenter de mettre en œuvre, en montrant comment l’entreprise sémiotique, quelles que soient ses avancées au-delà du langage verbal, trouve néanmoins dans celui-ci une de ses justifications majeures, sa forme d’expression première.

Je commencerai donc par un cas de sémiotique textuelle, à propos de « L’archipel de la Manche », ce prologue de Victor Hugo qui précède son grand roman terraqué, Les Travailleurs de la mer.

3. « L’Archipel de la Manche »... De la sémiose à l’œuvre

3.1. Sémiotique littéraire et résolution d’énigmes

Permettez-moi une remarque préalable sur la sémiotique littéraire. Loin des considérations légitimes, et qui ont fait couler beaucoup d’encre, sur la littérarité ; sur le problème de la fiction et de ses régimes de véridiction ; sur les relations entre théorie littéraire, rhétorique et herméneutique ; sur l’écriture, le style et l’esthétique verbale... on peut souligner, je crois, une contribution, modeste et oblique, de la sémiotique à la philologie littéraire : celle de proposer des solutions pour la résolution de quelques énigmes de l’histoire culturelle et artistique, solutions fondées sur l’analyse des significations textuelles elles-mêmes. Enjeu peut-être secondaire au regard des avancées théoriques de notre discipline, mais mise en œuvre de ses avancées et chance supplémentaire de validation de ses propositions.

J’en citerai deux cas à titre d’illustration, car ces énigmes rejoignent le projet de mes remarques sur le fameux prologue de Victor Hugo. C’est ainsi, par exemple, que je me suis intéressé, dans le passé, aux Lettres de la Religieuse portugaise. C’était au temps où les sémioticiens s’engageaient dans la problématique des passions, dans les années 1970. Je m’interrogeais pour ma part sur le phénomène spécifique de l’énonciation passionnée. Or, les Lettres portugaises, monument reconnu de la littérature passionnelle au XVIIe siècle, sont anonymes, et cet anonymat a été pendant des siècles un titre de problème, chaque commentateur s’attachant, de Rousseau à Rilke, sans parler des générations d’universitaires, à défendre son hypothèse sur l’identité de celle ou de celui qui avait écrit ces cinq fameuses lettres. Envisagé de près, le problème est moins celui de l’identité supposée de l’autrice – ou de l’auteur – que le chemin qui conduit à ce problème, c’est-à-dire le fait même que la question soit ainsi posée avec une telle insistance sur cette œuvre particulière. Il m’a alors semblé qu’on pouvait y répondre par l’analyse sémiotique. Celle-ci montre en effet que le sujet de la passion y est le sujet énonciateur et que ce sujet est simultanément démultiplié en une pluralité d’instances énonçantes, ce qui contribue précisément à le définir comme « passionné ». L’incipit de la première lettre dit : « Considère mon Amour avec quel excès tu as manqué de prévoyance ». « Mon Amour », dont l’analyse montre qu’il ne peut être le destinataire de la lettre dans l’ordre épistolaire, fait en réalité surgir une autre instance. Ce nom que le sujet énonciateur donne à son propre affect lui permet de l’ériger en une instance discursive propre, autonome, dotée de tous les attributs narratifs et discursifs qui définiront, bien plus tard, si on adhère aux propositions de Jean-Claude Coquet, le non-sujet passionnel. C’est par là en tout cas qu’est apparue dans la sémiotique des passions l’importance des simulacres et de leur projection discursive et relationnelle. Quoi qu’il en soit, le labyrinthe de l’identification passionnelle ainsi mis en discours devient, pour les historiens de la littérature, le vecteur d’une quête qui ne peut se satisfaire que dans la révélation de l’identité même de la personne, source première et visée ultime de nos propres fantasmes de lecteurs en quête d’identification. D’où l’enquête obstinée sur l’autrice, éclairée par un problème d’énonciation et d’instances énonçantes.

Une autre énigme un peu anecdotique m’a intéressé, travaillant sur le roman zolien : celle de la séparation irrémédiable des deux amis de cinquante ans, amis de collège, que furent Emile Zola, le romancier, et Paul Cézanne, le peintre. Cette amitié se traduisait, entre autres, par l’envoi régulier que faisait le premier au second, dès leur parution, de chacun de ses volumes des Rougon-Macquart. On sait qu’après l’envoi de L’Œuvre, quatorzième roman de la série qui met en scène Claude Lantier, peintre « impressionniste » et artiste maudit, l’ami peintre a remercié poliment l’ami romancier, achevant son bref accusé de réception, le 4 avril 1886, par un laconique et définitif : « Tout à toi, sous l’impression des temps écoulés. » Et les deux amis ne se sont jamais revus.

Les raisons de cette rupture ont bien entendu suscité mille commentaires et mille explications, indécidables. L’analyse sémiotique en suggère une, qui n’est peut-être pas davantage décisive, mais en tout cas interne aux représentations sémantiques divergentes des deux artistes. Elle est littéralement observable, fondée sur un phénomène d’esthésie, ou plutôt sur un « malentendu esthésique » qui s’exprime sous la forme d’un « conflit aspectuel » (Bertrand 2014, 135). Celui-ci repose sur l’interprétation opposée que chacun d’eux donne au terme-clef de « réalisation ». Deux sémèmes incompatibles entrent en collision : pour Zola, « réalisation » est porteur de l’aspect terminatif, c’est l’œuvre achevée, bien finie, bouclée, comme il finissait méthodiquement chacun de ses romans, en bon artisan, un par an ; et il reprochait à son ami Cézanne, comme son narrateur de L’Œuvre le reproche à Claude Lantier, de laisser ses toiles inachevées et de « ne pas savoir finir ». Cézanne, de son côté, accorde un prix encore plus grand à la « réalisation ». Mais le terme a chez lui un tout autre sens, abondamment développé dans sa correspondance. Il désigne précisément « l’accomplissement d’une sensation », qui s’exprime dans la touche de peinture finalement déposée sur la toile au terme d’une douloureuse épreuve perceptive. Le sémème repose alors sur une tension durative, sur l’attente du surgissement d’un événement esthésique... Acception qui oppose son aspectualité à la précédente et est incompatible avec celle de son ami : acception qui mit un terme à l’amitié.

Bien d’autres petits mystères ont pu ainsi être « traités » de manière sémio-linguistique (à propos d’une nouvelle de Maupassant, « La nuit » ; à propos d’un roman d’Agatha Christie revu par Pierre Bayard, Qui a tué Roger Acroyd ?; à propos de La bête humaine de Zola, etc.), mais nous y arrêter ici nous éloignerait par trop de notre objet.

3.2. « L’Archipel » des savoirs, et la poétique

Figure 2. Figure 2. Les Travailleurs de la mer. Première édition et édition de poche actuelle, avec un lavis de Victor Hugo.

De quoi s’agit-il en l’occurrence ? En 1866, paraît simultanément à Bruxelles et à Paris le roman de Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer. Contre l’avis de l’auteur qui se résout néanmoins et finit par accepter, ses éditeurs décident de ne pas insérer, avant le roman, un prologue d’une soixantaine de pages, constitué de 24 courts chapitres, intitulé « L’Archipel de la Manche ». Il faudra attendre 1883, dix-sept ans plus tard, pour que ce « péristyle » du roman comme le qualifiait Hugo, paraisse enfin et soit intégré à une nouvelle édition de l’œuvre. Et il l’est depuis cette date, faisant corps avec elle... Petite mésaventure éditoriale bien caractéristique de l’histoire littéraire, comme il y en eut tant.

Mais on peut observer tout d’abord que cette histoire retentit plus profondément dans la conception théorique de l’œuvre romanesque elle-même, telle que la concevait Hugo. Plus de quarante ans avant cet événement, en 1832, à l’occasion de la 8e édition de son roman Notre-Dame de Paris qui ajoutait trois chapitres absents des éditions précédentes, Victor Hugo s’insurgeait déjà : « C’est par erreur, écrit-il, qu’on a annoncé cette édition comme devant être augmentée de plusieurs chapitres nouveaux. Il fallait dire inédits. » (Hugo, 1998, p. 53) Et il explique qu’on n’ajoute pas des développements « nouveaux » à un ouvrage déjà fait, que tout est écrit d’un seul tenant, et que dans ce cas, les trois chapitres absents avaient bien été écrits en même temps que les autres. Il se trouve que le dossier qui les contenait avait tout simplement été égaré : dès qu’ils ont été retrouvés, les chapitres perdus réintègrent le roman, à leur place.

Développant alors une conception organique de toute œuvre, comme le corps vivant d’un enfant – qu’il soit bien ou mal formé –, Hugo précise : « Un roman (...) naît, d’une façon en quelque sorte nécessaire, avec tous ses chapitres ; un drame naît avec toutes ses scènes. » Et plus loin : « La greffe et la soudure prennent mal sur des œuvres de cette nature, qui doivent jaillir d’un seul jet et rester telles. » (Ibidem)

Figure 3. Figure 3. « Les Cyclades dessinent le cercle ; l’archipel de la Manche dessine le triangle » (Hugo, 1980 / 1883, XI, p. 47)

Figure 4. Figure 3. « Les Cyclades dessinent le cercle ; l’archipel de la Manche dessine le triangle » (Hugo, 1980 / 1883, XI, p. 47)

Or, c’est bien le problème de cette unité discursive globale qui s’est posé entre « L’Archipel de la Manche » et Les Travailleurs de la mer. La confrontation des deux incipit, celui du Prologue et celui du roman, est très éclairante à ce sujet. L’incipit du prologue, sous le titre du chapitre 1, « Les anciens cataclysmes », s’ouvre à la manière d’un ouvrage de géographie physique relatant la montée des océans, comme on pourrait en lire aujourd’hui les effets dus au réchauffement climatique :

L’Atlantique ronge nos côtes. La pression du courant du pôle déforme notre falaise ouest. La muraille que nous avons sur la mer est minée de Valéry-sur-Somme à Ingouville, de vastes blocs s’écroulent, l’eau roule des nuages de galets, nos ports s’ensablent ou s’empierrent, l’embouchure de nos fleuves se barre. Chaque jour, un pan de terre normande se détache et disparaît sous le flot. Ce prodigieux travail, aujourd’hui ralenti, a été terrible. Il a fallu, pour le contenir, cet éperon immense, le Finistère. (Hugo, 1980 / 1883, p. 25)

L’incipit du roman lui-même, sous le titre du chapitre 1, « Un mot écrit sur une page blanche », pose quant à lui les marqueurs traditionnels de l’univers figuratif selon la codification romanesque dite « réaliste », marqueurs absents de l’incipit du prologue  : temps, espace, acteurs.

La Christmas de 182., fut remarquable à Guernesey. Il neigea ce jour-là. Dans les îles de la Manche, un hiver où il gèle à glace est mémorable, et la neige fait événement.

Le matin de cette Christmas, la route qui longe la mer de Saint-Pierre-Port au Valle était toute blanche. (...) il n’y avait que trois passants, un enfant, un homme et une femme. Ces trois passants, marchant à distance les uns des autres, n’avaient visiblement aucun lien entre eux. (Hugo, 1980 / 1866, p. 91)

Le lecteur comprend que cet état initial sera appelé à être transformé, et que le roman aura pour objet l’histoire tumultueuse de ce « lien ». Je vous le résume à grands traits. La jeune femme qui est en tête des trois marcheurs s’arrête et, avant de disparaître, trace sur la neige – « page blanche » – une inscription que l’homme qui la suit découvre distraitement : « Gilliatt », a-t-elle écrit. C’est le nom de cet homme. Il la connaît, elle s’appelle Déruchette, « une ravissante fille du pays ». Elle est fille adoptive de Mess Lethierry, son oncle, un marin au grand cœur devenu armateur à Guernesey. Le progrès technique est là : Mess Lethierry grée le premier bateau à vapeur de l’île, La Durande, qui fera le service commercial régulier entre Guernesey et Saint-Malo, sous le commandement de Clubin, son homme de confiance. Déruchette et La Durande sont les deux amours de Mess Lethierry. Gilliatt est un jeune marin, fruste, naïf et orphelin, qui s’éprend en secret de Déruchette. Clubin, grande incarnation romanesque de l’hypocrisie, était en réalité un traitre. Il vole les économies de Mess Lethierry, provoque le naufrage de La Durande dans la brume, avec le projet de disparaître aux colonies, fortune faite. Mais il se trompe d’écueil. Il se croyait à la pointe sud de l’île, et il est prisonnier d’un récif au large, les Roches Douvres. Il y mourra. Sur le récif on aperçoit l’épave de La Durande, échouée. Mess Lethierry promet Déruchette en mariage à qui sauvera sa machine. Gilliatt part en secret, avec sa pauvre barque, La Panse, sur les Roches Douvres. Ce sera, sur place, l’interminable lutte. La tempête, la faim, la formidable résistance des matériaux, et surtout le combat avec la pieuvre n’auront pas raison de son obstination. Ce combat est si célèbre qu’il en est issu un changement lexical dans la langue française : le poulpe, son nom classique, est devenu pour tout le monde la pieuvre, qui n’était alors que la désignation locale de ce céphalopode intelligent dans le patois guerneysien... Gilliatt rapporte la machine de La Durande à Mess Lethierry ; celui-ci veut respecter sa parole de donner Déruchette au sauveur de La Durande, mais Déruchette est éprise d’un jeune pasteur, et Gilliatt renonce à l’amour. Il se sacrifie en laissant la marée monter sur lui, tout en regardant, assis sur un rocher du rivage, le navire qui emporte les deux amants au large. Les dernières phrases du roman sont celles-ci : « A l’instant où le navire s’effaça à l’horizon, la tête disparut sous l’eau. Et il n’y eut plus rien que la mer. » (Hugo, 1980 / 1866, p. 530) J’ajouterai : voici de retour la page blanche du début du roman, mais cette fois-ci sans trace.

Rien dans le prologue ne vient annoncer cette histoire romantique. C’est qu’il répond à une tout autre logique narrative : ni personnages, ni action, on pouvait s’y attendre. Mais ni métalangage non plus, ni théorie du roman, ni « préface » comparable à celle de Cromwell. rien de tout cela. Le contraste entre roman et prologue est donc flagrant : leur différence, qui vaut rupture, est littéralement et profondément d’ordre générique. On comprend que les éditeurs de la première édition l’aient refusé. Et il est regrettable aussi que Machado de Assis, dans sa remarquable traduction brésilienne, se soit fondé sur l’édition de 1866, sans revenir ultérieurement sur celle de 1883, qui le publiait.

De fait, ce prologue remarquable – que je tiens, personnellement, pour un des plus beaux textes de Victor Hugo –, écrit dès les années 60, apparaît comme une sorte de monstre générique. Il convient que j’en indique le propos, avant de me diriger vers les conclusions théoriques que j’en tirerai, et qui concernent précisément la semiosis de ce texte : c’est-à-dire, pour reprendre les termes de Rastier tout à l’heure, « les modes d’appariement entre expression et contenu. » (cf. supra, p. 6) La sémiotique alors aura montré, du moins je l’espère, qu’elle n’a pas, contrairement à ce que dit François Rastier, coupé les ponts avec la sémiose, et du même coup avec la linguistique.

Mais restons-en pour l’instant au plan du contenu, et à la question du genre. Cet ensemble de vingt quatre chapitres d’une à trois pages chacun présente des titres assez homogènes, quoique passablement désordonnés, et qu’on peut considérer néanmoins comme isotopants. Je veux dire qu’ils laissent lire entre les mots la trame un peu lâche d’un genre. Je ne donnerai pas tous ces titres, mais presque  : « Guernesey » (cf. la carte), « L’herbe », « Les risques de mer », « Les rochers », « Paysage et océan mêlés », « Saint-Pierre-Port », « Jersey, Aurigny, Serk », « Histoire, Légende, Religion », puis « Souvenirs ça et là », « Particularités locales », « Travail de la civilisation dans l’archipel », « Autres particularités », « Antiquités et antiquailles. Coutumes, lois et mœurs », « Suite des particularités », « Compatibilité des extrêmes » (chapitre XVIII), « Asile », puis deux chapitres sans titre, et encore, comme changeant d’isotopie, « Homo Edax » qui veut dire, tiré d’Ovide, « L’homme est un rongeur » (rongeur comme le temps, destructeur de la nature : « De toutes les dents du temps, écrit Hugo, celle qui travaille le plus, c’est la pioche de l’homme. L’homme est un rongeur. Tout sous lui se modifie et s’altère, soit pour le mieux, soit pour le pire. Ici il défigure, là il transfigure »... Dans ce grand chapitre écologique, on découvre l’anticipation hugolienne de l’anthropocène...), et enfin « Puissance des casseurs de pierre » qui raconte l’histoire de l’exploitation abusive par l’homme du socle même de son existence, le granite, vendu massivement aux Anglais, et pour clore tout-à-fait ledit prologue : « Bonté du peuple de l’archipel ».

Ce sommaire est un indicateur. A-t-on affaire à un guide touristique, une quarantaine d’années avant la publication du premier Guide Michelin (1900, à l’occasion de l’Exposition universelle) ? A-t-on affaire à une encyclopédie locale, gardant en mémoire, un siècle plus tard, le grand ouvrage de Diderot et d’Alembert : L’Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers publié entre 1751 et 1772 ? De fait, c’est l’utopie d’un savoir total qui est présenté sur l’île de Guernesey (et les îles anglo-normandes) mais, loin de l’être selon l’ordre alphabétique d’une encyclopédie, il est composé sur la base de plusieurs trames formelles et thématiques entrecroisées. Ou bien encore, a-t-on affaire à un traité d’ethnologie et de sciences naturelles, comme semblent l’indiquer les domaines successivement traités ? En tout cas, ce prologue a, incontestablement, un statut générique très éloigné du roman dont il ne parle pas, qu’il n’introduit pas, dont il forme, pourrait-on dire, la basse descriptive continue. Il se présente globalement comme un discours cognitif.

Si on l’envisage en effet du point de vue des genres qu’il mobilise, on y découvre une extraordinaire polyphonie des discours savants. Presque toutes les disciplines d’un « Collège de France » ou d’une grande université généraliste sont mobilisées. Impossible d’en faire l’inventaire exact car, de plus, elles s’entrecroisent. Mais on y trouve de la géologie préhistorique, de la géographie minérale, de la botanique, de la biologie, de la météorologie, de l’océanographie, toutes les sciences naturelles et aussi les sciences du langage (de l’étymologie, de la phonologie, de la philologie comparée, de la sémantique lexicale et de la sociolinguistique), mais aussi de la paléontologie et de l’écologie, de l’agriculture et de l’horticulture, de la généalogie, de l’anthropologie, de l’histoire des religions, du droit, de l’urbanisme, de la pédagogie, de la littérature et de la lecture, de la sociologie, de l’économie politique, et puis de la politique séparément et de l’économie séparément... Bref, j’en passe. On y dénombre toutes les plantes qui entrent dans la composition de l’herbe, tous les insectes qui y nichent ; la description des rochers comme celle des nuages donne lieu à une figurativité mouvante, anthropomorphe et zoomorphe ; les petits rituels, les coutumes locales, les croyances établies, les hiérarchies sociales, le travail et les métiers, les objets fabriqués, les loisirs et les amours, les passions heureuses et les passions mauvaises, le souci comparatiste sur tout sujet, le monde entier a sa place dans ce tableau.

De même que Georges Perec a écrit, au XXe siècle, une Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, Victor Hugo a procédé à un épuisement sémantique des possibilités signifiantes d’une île. Le lecteur a devant lui un « Bouvard-et-Pécuchet » qui a réussi à maîtriser, comme un nouveau Pic de la Mirandole, la totalité des savoirs, qui a saturé le monde de ses mots, qui a réussi à échapper à l’appauvrissement inévitable de la perspective en la multipliant à foison, et en mobilisant tous les lexiques disponibles de son époque – comme le Rabelais du Tiers-Livre.

Et pourtant, pourtant, il y a une discipline qui manque à l’appel. Une qui ne fait pas partie de cet immense chœur des contenus. Qui échappe à la taxinomie généralisée des savoirs. Une grande absente. Et qui est cependant partout présente dans cette absence même, car elle est, comme Mallarmé le dira bien plus tard de la fleur, « l’absente de tout bouquet ». C’est la poétique. C’est le plan de l’expression qui porte toute cette charge de contenus.

J’ai isolé dans ma liste tout à l’heure, le chapitre XVIII, « Compatibilité des extrêmes ». Car il est crucial dans cet ensemble. De fait, au bout d’une liste interminable de pratiques archaïques et asservissantes, propres à la vie sociale de Guernesey, on lit ceci : « Plein moyen âge direz-vous ; non, pleine liberté. » (p. 69) Et commence alors une nouvelle liste évoquant la « franchise absolue de parole et de presse », le droit de sermonner le prêtre et de juger le juge, d’inventer une religion et de décider d’être pape, bref, comme le narrateur le dit : « Pensez, parlez, écrivez, imprimez, haranguez, c’est votre affaire. (...) L’indépendance individuelle irait difficilement plus loin ». (p. 70) Le marqueur stylistique hugolien est là, c’est la coexistence des contraires, c’est l’antithèse. Mais l’oxymorisme de l’expression hugolienne n’est qu’un coin du voile. Le signifiant antithétique met de l’ordre dans ce qui est par ailleurs, au fil des chapitres, le plus grand tohu-bohu textuel qu’on puisse concevoir, voisinant parfois avec l’écriture automatique des futurs surréalistes, multipliant la parataxe et la fragmentation dans une sorte de patchwork ou de quilt textuel, fait de bouts et de morceaux glanés ça et là dans les matériaux langagiers résiduels, mal rangés dans la mémoire, surgissant à la va-comme-je-te-pousse de la conscience associative.

Voilà donc un texte d’une surprenante modernité dans ses agencements signifiants, combinant dans sa sémiose les deux faces de l’expression : celle du plan de l’expression d’un côté, qui est tourné vers le matériau, vers son épaisseur sonore, son timbre et ses accents, ses sons rares ou familiers, tels que l’histoire et l’usage les ont déposés dans la mémoire linguistique collective ; et, de l’autre côté, mais inséparable de la précédente, l’autre face, celle de l’expression comme expressivité, qui mobilise le matériau par le truchement d’une énonciation, depuis sa mise en bouche jusqu’à la multiplication des instances énonçantes que celle-ci induit. A travers l’économie de ses opérations de débrayage et d’embrayage, cette expression commande le tempo et toute la matérialité sensible, associant alors le savoir et la saveur pour solliciter et sensibiliser l’oreille de l’autre, le lecteur, pour forcer le passage et le partage du sens.

C’est bien cette poétique de l’expression qui est à l’œuvre dans l’ensemble des vingt quatre chapitres de « L’Archipel de la Manche », de bout en bout, avec toutes ses variations prosodiques en prose. Mais le phénomène le plus remarquable est qu’elle ne se manifeste pas d’une manière désordonnée, bien au contraire. Elle est comme narrativisée. Elle nous fait en quelque sorte assister à la genèse de la semiosis. Les « appariements de l’expression et du contenu », comme le dit si bien Rastier, s’ordonnent peu à peu, se complexifient et s’affinent au fil des chapitres. De sorte que le lecteur, en découvrant la genèse d’un monde, celui de l’île de Guernesey, découvre aussi la naissance d’une langue pour le nommer et pour l’exprimer. Les deux faces de l’expression et du contenu se lient alors inextricablement.

Voici comment cela se passe.

Après le premier chapitre, préhistorique, commence la langue, qui fonde l’Histoire. Le deuxième chapitre ne connaît pas encore la flexion verbale : il n’est fait que de phrases nominales, courtes et scandées, suite iconique (cf. supra, 2.2.5., Bordron). Le troisième fait apparaître le verbe, mais sous sa forme minimale de copule dans des propositions indépendantes : « Le froment est célèbre. Les vaches sont illustres. (...) Les routes sont très bonnes. (...) Il y a des murailles de géraniums. » On est encore dans la poétique de la répétition : « il existe, il existe, il existe… », et puis « il y a, il y a, il y a… » L’anaphore génère la litanie, le genre antique et primordial de la mélopée. Et voilà que l’impersonnel perceptif fait son apparition : « on voit à terre une pierre plate avec une croix. (...) On entend le chant monotone des équipes halant quelque navire. » (p. 27-28)

Plus tard, la phrase se fera plus complexe, et les embrayeurs personnels feront leur apparition (« Vous y trouvez des fétuques et des pâturins... » p. 29). Plus loin, le chapitre V inaugurera la citation de la parole d’autrui, avec l’ancien quatrain d’un poète oublié. Et l’énonciation embrayée va prendre, peu à peu, de plus en plus d’importance : questions rhétoriques, interpellations, discours indirect libre. Vers les chapitres IX ou X surgissent les paroles citées au style direct, juste des cris d’abord, et plus loin des bouts de dialogues : nous voici au chapitre XII. De place en place, les sociolectes puis les idiolectes apparaissent. La langue s’anime, la subjectivité et l’histoire viennent y jouer leur rôle. Le discours cité abonde, sous des formes variées. Et le chapitre XXI enfin nous livre la dramaturgie d’un dialogue narratif, qui l’occupe presque de bout en bout. La langue est devenue complètement vivante. Elle s’est accomplie.

C’est ainsi l’histoire de l’énonciation qui s’impose, dans le prologue, à travers la poéticité de l’expression, comme la transversale générique du texte, et plus généralement de la culture du langage : le genre poétique ; et plus profondément, dans le concert des disciplines qui y sont à l’œuvre, sous-jacente à chacune d’elles, la Poétique.

Or ce n’est pas tout. Car tout ceci a une finalité. Celle qui assure le passage du poétique au politique. On a vu que ce triangle minuscule qu’est l’île de Guernesey à la surface du globe devient, sous la plume de Victor Hugo, la totalité d’un monde. Ce microcosme contient le macrocosme. Or l’écrivain y vit en exilé politique. Il y séjournera quinze ans. De plus, si le discours dans son ensemble est énoncé à la troisième personne, sur le régime du débrayage, il fait surgir au fil des pages, comme on l’a vu, des énoncés embrayés, manifestant des sujets de parole, puis, indirectement d’abord mais de plus en plus manifeste, le sujet énonciateur, j’allais dire « en personne ».

José Luiz Fiorin a profondément analysé les concepts de débrayage et d’embrayage, ainsi que les opérations énonciatives qu’ils recouvrent. Je renvoie ici à sa contribution importante à ce sujet dans les Actes sémiotiques (2016). Il a surtout montré combien les opérations effectives pouvaient être sous-jacentes à la manifestation, disjointes d’elles, et qu’on pouvait dire « je » pour signifier du « il » ou du « on », de même qu’on peut dire « il » ou « on » pour signifier du « je » ou du « nous », bref que les mécanismes du débrayage et de l’embrayage étaient en réalité sémiotiquement réversibles. Je rappelle cela de manière bien légère compte tenu de l’extrême précision et de la finesse de ses analyses à ce sujet. Mais cela me suffit pour montrer combien un discours apparemment débrayé peut servir à manifester une présence embrayée et à la faire progressivement monter en puissance, à intensifier sa présence, dans la relation corrélative au monde où ce sujet prend place.

C’est bien ce qui se passe ici. Et, entre le refuge de l’exilé et l’appartenance de l’hospitalité, on peut parler d’une méta-énonciation embrayée de l’écrivain. Victor Hugo offre ici, en effet, un modèle de littérature de l’exil dont la force pragmatique « embrayée » émerge de la logique concessive que promeut Zilberberg en sémiotique tensive. Bien que Guernesey ne soit qu’un bout de rocher perdu au milieu de l’océan, elle est pourtant le centre du monde ; alors que tout un chacun en ignore les valeurs, celles-ci ont cependant force d’exemple, force de modèle. L’écriture de l’antithèse, manifestation d’un embrayage diffracté, devient alors un véritable principe tensif créateur de nouveauté, faisant surgir l’événement à travers l’attente de l’inattendu, laissant au survenir le soin d’engendrer la surprise.

Et la leçon proprement politique est alors d’envergure – même pour nous qui côtoyons de plus en plus dans nos sociétés les drames et les tragédies de l’émigration forcée. La transformation d’une petite île en un univers complexe, en une totalité d’univers et en un centre rayonnant, exprime une axiologie de l’accueil et une éthique de l’hospitalité : l’exil, n’est plus vécu comme un rejet, il ne s’exprime plus comme le transfert négatif de la frustration, mais il s’impose comme la création euphorique et éblouie d’une appartenance nouvelle. Le don du lieu est alors réciproque : on est dans la logique narrative, maussienne, du contre-don. Les Guernesiais reçoivent de Victor Hugo leur île en cadeau. C’est ce que condense la dédicace, qui suit immédiatement la fin du prologue, et qui est comme la condensation de ce dont ce prologue lui-même est l’expansion :

Je dédie ce livre au rocher d’hospitalité et de

liberté, à ce coin de vieille terre normande

où vit le noble petit peuple de la mer,

à l’île de Guernesey, sévère et douce,

mon asile actuel, mon tombeau probable.

V.H.

4. Nous... De l’expression aux valeurs

J’en arrive au dernier point de mon exposé, qui prolonge directement la conclusion qui précède et qui, compte tenu du temps, doit être abrégée, et pourra valoir comme conclusion plus générale.

Dans l’analyse du prologue de Victor Hugo, j’ai voulu montrer la sémiose à l’œuvre, et le caractère décisif des liaisons entre expression et contenu mis en évidence par la lecture sémiotique. François Rastier affirmait que celle-ci s’était détachée de la linguistique en abandonnant la sémiose ; c’est pourtant ce lien constitutif et instituant qui nous réapparaît clairement. J’espère avoir montré ainsi que la sémiotique du sensible, loin d’avoir abandonné son implantation dans les formants de l’expression, y trouve au contraire le matériau, parfois caché, des structures de la signification, qu’elles soient catégorielles ou tensives, iconiques ou figuratives, narratives ou passionnelles.

C’est à des conclusions analogues que pourraient nous conduire les observations de Paolo Fabbri sur les « identités collectives ». Celles-ci ne sont pas pour lui des entités abstraites, venues d’un monde idéel de purs concepts. Elles ne relèvent pas non plus d’une simple sociologie de comportements observables dans un réel social référentialisé. Elles ne sont pas, ou elles ne sont plus, structuralement catégorisées, comme dans la célèbre définition de Greimas et Landowski dans Sémiotique et sciences sociales (1976) par le jeu croisé des « unités intégrale » puis « partitive » donnant naissance aux « totalités partitive » puis « intégrale ». Ces actants collectifs ne sont pas davantage envisagés, comme l’a proposé récemment Juan Alonso, à travers leur caractère modulable, malléable, fluctuant, altérable, à l’« état liquide » (dans un texte à paraître en 2021). Ils prennent leur consistance première dans le signifiant qui les fait exister dans la langue, c’est-à-dire, d’abord et avant tout, dans le jeu grammatical des marques personnelles et les parcours qui s’effectuent à partir d’elles : « Nous », « vous ».

Nous pourrions ici nous rapprocher du concept de parcours tel que le définit le linguiste, théoricien de l’énonciation et de l’« activité de langage », Antoine Culioli. Les opérations de parcours permettent justement d’appréhender les différents repérages – de détermination, de modalité, d’aspectualité, de personne – qui assignent à résidence, momentanément, une signification par essence labile. C’est ainsi que lui-même, et certains de ses disciples comme Magid Ali Bouacha (1984), ont pu analyser les opérations de parcours sur les marques personnelles dans tel ou tel univers de discours.

L’approche proposée par Paolo Fabbri, ainsi ancrée dans la pronominalisation, pourrait être rapprochée de cette démarche. Elle se fonde sur une analyse des opérations (énonciatives) effectuées sur la marque elle-même , mais elle en pousse les implications à bien d’autres niveaux, nourrie d’un nombre considérable de références aux auteurs et aux disciplines qui travaillent sur le problème des identités : philosophie, anthropologie, sociologie, sémiotique.

Si toute « identité collective » commence bien par la première personne du pluriel, le « nous », celui-ci « se définit toujours, comme l’écrit Fabbri, de manière transitive, par rapport à un ”Vous“, et à un ”Eux“ ». C’est sur les relations entre ces termes que s’opèrent les agencements collectifs d’énonciation, que se déploient des parcours signifiants, expansifs et narrativisés, qui capturent sur leur chemin les multiples effets de leurs interactions.

On pourrait construire une typologie raisonnée de ces expansions qui conduisent le signifiant grammatical jusqu’au cœur du social. J’en propose ci-dessous l’esquisse, construite un peu en vrac, sans souci d’exhaustivité ni d’ordonnance interne (car Paolo Fabbri se garde bien de composer et de donner ainsi le sentiment de l’achevé, du « parfait »), et je résumerai brièvement cette typologie en cinq types formels:

1. Expansion par la modalisation, d’abord. Il donne un superbe exemple de la manière dont la modalité modifie le pronom, déterminant l’insertion des instances sociales au cœur de la pronominalisation elle-même. Voilà qu’en effet, à travers la déclinaison et la conjugaison réunies, des modalisations affectent les formes grammaticales, génèrent des modulations véridictoires, confèrent à leur actantialité un statut narratif, et les soumettent à une valorisation en termes d’inclusion ou d’exclusion. Il écrit : « Essayons de conjuguer le verbe /croire/ : ”Nous croyons“ est l’affirmation d’une certitude ; ”Vous croyez“ fait apparaître le doute ; “Ils croient“ assume qu’ils ont tort. »

2. Expansion par les investissements axiologiques et passionnels, ensuite. La réversibilité intersubjective entre le « nous » et le « vous », toujours face à face et vis-à-vis, sans distanciation sociale possible dirait-on aujourd’hui, impose l’espace proxémique où s’investit l’affect et, par lui, la valeur, « donc, écrit-il, l’amour et la haine, l’altruisme et l’égoïsme ». A l’inverse, le « Ils » est affectivement tranquille : l’espace est dilaté entre « eux » et « nous », ils sont anonymes et nous cohabitons avec eux, en toute « indifférence ».

3. Expansion par la densité des parcours narratifs induits : il y a entre « nous/vous » et « eux » les « parcours inclusifs de l’intégration » quand c’est « eux » qui viennent s’incorporer à « nous » ; il y a les « parcours forclusifs du dépaysement », quand c’est « nous » qui va vers « eux » ; et il y a les parcours exclusifs du rejet quand, entre « nous » et « eux », on ne voit pas de chemin à partager, pas de bout de route à faire ensemble.

4. Expansion par les dispositifs paradigmatiques qui opposent, au sein du « nous », deux conceptions : d’un côté, l’identité, le simulacre identitaire compris comme un totus, un bloc insécable, le « nous » patriotiste, et de l’autre l’appartenance, qui compose le « nous » en autant de facettes thématiques susceptibles de s’associer, de se moduler, de se disjoindre ou de s’adjoindre au cours de l’existence : facette de la langue, du lieu d’origine, du nom, des rôles diversement tenus. Michel Serres disait quelque chose comme : « Je n’ai pas d’identité, je suis le résultat mouvant de mes appartenances », et de leur composition ajouterons-nous. L’identité totus est un « concept obèse », dit Détienne, il est fait d’une masse de traits si indémêlables qu’on l’essentialise.

5. Expansion par les rôles thématiques eux-mêmes, enfin. Les diplomates, par exemple, on s’en méfie, car s’ils sont « nous », ils doivent aussi incorporer une part du « eux », pour pouvoir être les agents du dialogue, les médiateurs « attentifs aux significations mutuelles », entre les identités collectives que tout sépare : mais comment s’assurer de la bonne proportion entre les traits de « nous » et les traits de « eux » ? Quand le diplomate bascule-t-il dans l’agent double ? La carte de ces compositions est à dresser. Mais en désordre, on a les infiltrés, les espions, les renégats, les traitres et les imposteurs qui font pendant, avec leurs « nous » trop imparfaits, aux « faux amis », aux « métèques » et aux « exilés », aux « cosmopolites ».

Au cœur de tout cela pour Paolo Fabbri, voici le miracle de la traduction, universellement possible. « Il n’existe pas de langues humaines ni même de cultures radicalement intraduisibles », d’où l’importance des médiateurs traducteurs, « qui nous aident, écrit joliment Fabbri, à trouver les distances qui nous séparent de nous-mêmes » (p. 5), car par leurs efforts, les traducteurs sont capables d’assurer, selon un autre bon mot de l’auteur, « la conversion des allergies en synergies ».

Et puisqu’il faut boucler, je le ferai en convoquant à nouveau le plan de l’expression. Et je rappellerai ainsi la thèse qu’ici je soutiens, à travers Hugo et à travers Fabbri, qui dit que la sémiotique reste fille et sœur de la linguistique par son amour de la sémiose même. Fabbri conclut en effet son article par ces mots qui sont aussi un message : « Pour déplacer “l’accent du sens” – comme le dit Cassirer – dans la prosodie discordante des contenus idéologiques, chaque opportunité (ob portum) de dialogue doit être saisie. C’est-à-dire chaque fois qu’un bon vent se lève conduisant au port. » Et nous retrouvons ainsi Les Travailleurs de la mer.

Enfin, pour conclure tout-à-fait ce long parcours, je laisserai la parole à Jean Petitot, d’un mot qui résume selon moi parfaitement le projet sémiotique, et sa spécificité même au regard de toutes les autres disciplines, avec cet enracinement dans l’expression, un instant nié (par Rastier) alors qu’il est en réalité consubstantiel à son faire et définit sa spécificité disciplinaire. Dans sa contribution à Greimas aujourd’hui : l’avenir de la structure, intitulée « Phénoménologie de la structure : de l’idéalité formelle à l’incarnation cognitive » , Petitot (2019, p. 21) écrit ceci : « Il faut considérer ce confluent de l’anthropologie et de la linguistique qu’est la sémiotique narrative comme une “fenêtre” sur les structures anthropologiques et psycho-cognitives de l’imaginaire. Mais est-ce une fenêtre qui permet seulement d’observer, ou bien plutôt une porte-fenêtre qui permet aussi de sortir ? »

How to Cite

BERTRAND, D. Contemporary semiotic paths: between linguistics and anthropology. Cadernos de Linguística, [S. l.], v. 2, n. 1, p. e289, 2021. DOI: 10.25189/2675-4916.2021.v2.n1.id289. Disponível em: https://cadernos.abralin.org/index.php/cadernos/article/view/289. Acesso em: 24 nov. 2024.

Statistics

Copyright

© All Rights Reserved to the Authors

Cadernos de Linguística supports the Opens Science movement

Collaborate with the journal.

Submit your paper